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Religioscope – Le recours à des substances psychotropes induisant des états modifiés de conscience dans le cadre d’expériences spirituelles contemporaines a déjà toute une histoire, passant souvent par une réutilisation et une réinterprétation de pratiques chamaniques de peuples indigènes, qui se retrouvent ensuite intégrées dans des circuits globalisés. La prise d’ayahuasca continue d’attirer des Occidentaux en Amérique du Sud. Depuis quelques années, la palette des expériences utilisant des plantes a connu un ajout inattendu : le cacao, sacralisé et consommé lors de cérémonies accompagnées de chants et de danses. Faut-il voir dans ce succès du cacao le passage à une version « douce » de substances aux effets enthéogènes ?
Manéli Farahmand – C’est dans le cadre de mon postdoctorat sur les danses ecstatic, ces pratiques de danse libre apparues en Amérique du Nord dans les années 1970-1980 combinant sensibilité spirituelle à une quête de transformation intérieure, que je me suis intéressée aux usages contemporains du cacao. Depuis 2020, cette plante est intégrée de manière croissante dans les rituels liés à ces danses. Cette évolution m’a conduite à m’interroger sur la fonction, les usages et significations attribuées au cacao à travers une séquence ethnographique au sein d’un projet plus vaste du Fonds national suisse (FNS) sur la corporéité dans les rituels contemporains.
Très vite, j’ai constaté que mes interlocuteurs et interlocutrices ne se contentent pas de boire une simple boisson mêlant cacao et d’eau, mais disent entrer en relation avec « l’esprit du cacao », perçu comme porteur d’une sagesse ancestrale et d’une forme de spiritualité. Certaines personnes, au fil de leurs voyages, ont été initiées à des traditions spirituelles, telles que la méditation active d’Osho[1], ou à des cérémonies de medicina impliquant le tabac, l’ayahuasca ou le cacao. Si les perceptions de ces plantes varient, le cacao se distingue par sa relative accessibilité. Contrairement par exemple au tabac rituel, vu comme réservé aux personnes initiées aguerries, le cacao est volontiers présenté comme une porte d’entrée, vers des expériences plus intenses, ou comme une alternative plus douce. D’un point de vue sociologique, le cacao tend à se substituer à d’autres substances psychoactives comme l’ayahuasca – interdite dans de nombreux pays en raison de la présence de N-diméthyltryptamine (DMT) – tandis que le cacao rituel demeure parfaitement légal, y compris en Europe.

Le cacao contient certes des composés psychoactifs, notamment la théobromine et la caféine, ce qui a suscité un intérêt scientifique pour sa phytochimie (Kufer, Gruber et Heinrich 2006). Déjà, à l’époque coloniale, certains textes de conquistadors, notamment ceux d’Hernandez et de Sahagún, cités par Coe et Coe (1996), attribuaient au cacao des propriétés enivrantes et aphrodisiaques. Toutefois, les recherches modernes n’ont identifié aucun composé actif en concentration suffisante pour agir directement sur le système nerveux central (Smit et al. 2004, cité dans Kufer et al., 2006, p. 598). Selon les ethnobotanistes Bletter et Daly (2006, p. 48), qui s’appuient aussi sur Smit et Rogers, la faible absorption intestinale de certains composés du cacao en limiterait l’impact cérébral. Mais la théobromine et la caféine présentes dans 50g de chocolat noir ont bien un effet psychopharmacologique bénéfique sur « la vigilance, le temps de réaction et l’humeur » (ibid, citant Smit et Rogers 2004). Et la sensibilité à ces substances varie fortement d’un individu à l’autre. Enfin, la complexité chimique du caco est telle qu’un nouveau composé neuroactif y est identifié presque chaque année, rendant l’analyse difficile (ibid).
En revanche, les savoirs traditionnels reconnaissent depuis longtemps certaines vertus du cacao, des qualités aujourd’hui corroborées par les recherches bioscientifiques (ibid). Selon Bletter et Daly (2006, p. 47) le cacao est riche en antioxydants, notamment procyanidines, flavonoïdes, tocophérols et autres, ce qui a conduit à suggérer qu’il pourrait contribuer à prévenir l’hypertension, les maladies cardiovasculaires et le cancer. Mais on ne sait pas avec certitude lesquels de ces antioxydants parviennent réellement à franchir la barrière intestinale pour agir dans l’organisme. Des études sur des rats diabétiques indiquent cependant que certains de ces antioxydants pourraient être absorbés et produire un effet bénéfique. Néanmoins, peu de recherches chez l’humain ont permis de mesurer précisément leur passage dans la circulation sanguine. Selon ces chercheurs et chercheuses, les effets attribués au chocolat doivent donc être interprétés avec prudence (ibid.).
Et quels sont les effets ressentis, selon celles et ceux qui y recourent ? Ces personnes semblent en effet voir dans la substance elle-même un support pour une expérience spirituelle.
MF – Dans les contextes holistiques occidentaux, l’usage du cacao influence sensiblement sur l’expérience des praticiennes et praticiens, qui en perçoivent les effets tant sur leur corps que sur l’activité expressive (chants, danse, méditation) qui l’accompagne fréquemment. Une de mes interlocutrices, par exemple, observe une nette différence dans la fluidité et l’expressivité du mouvement selon que le cacao a été consommé ou non : « Je trouve que le cacao favorise une introspection beaucoup plus profonde. Et puis, les gens développent une palette de mouvements totalement différente, leur danse est bien moins stéréotypée […] et il y a comme une légèreté… on pourrait dire une forme de jovialité […] c’est plus fluide. » (Julie, entretien du 30 juin 2023)[2]. À ses yeux, le cacao ne modifie pas seulement la sensation corporelle, il transforme l’atmosphère tout entière : « Tu sais, quand je suis entrée dans l’espace cacao, j’ai tout de suite senti que je participais à un rituel chamanique. » (ibid). Le cacao introduit ainsi un certain référentiel, une connotation chamanique au cadre rituel.
Certaines personnes témoignent de visions extrasensorielles, disant suivre intuitivement les « messages du cacao » pour orienter des processus de « guérison » durant les cérémonies. Ainsi, Sandra raconte : « C’est comme si je faisais le vide dans ma tête, et du coup, je me mets à l’écoute de l’esprit du cacao. […] Tu vois, il y a quelqu’un, par exemple, à l’autre bout de la salle. C’est comme si je la sentais vibrer plus fort que les autres. Alors je bouge, mon corps va vers cette personne. Mais parfois, il se trouve que cette personne n’a besoin de rien, et en chemin, je ressens une autre vibration, différente. Je suis dans une sorte d’état de réceptivité. » (Sandra, entretien du 13 avril 2023).

Pour d’autres, c’est avant tout l’intensité sensorielle qui prime, en particulier lorsque le cacao est préparé avec des épices comme le piment de Cayenne, la cannelle, la cardamome, le miel ou l’eau de rose. De nombreuses personnes décrivent une sensation « immédiate », facilitant l’entrée dans un état méditatif. Mais tout le monde ne partage pas cet enthousiasme. Cécile a évoqué, au contraire, une sensation de « lourdeur digestive » et s’est interrogée sur le bon usage du cacao : « Peut-être qu’avec des champignons, quelque chose de plus fort… mais le cacao ? Non. [rires]» (Cécile, entretien du 8 avril 2022). Éric, familier des cercles chamaniques modernes, souligne avec ironie avoir connu des rituels bien plus « intenses » que ceux-ci. Ainsi, pour certaines, le cacao « élève » la session au rang de « rituel chamanique » ; pour d’autres il ne procure qu’un plaisir superficiel. En général, tout le monde s’accorde à dire que le cacao est la plante de « l’amour », capable « d’ouvrir l’énergie du cœur », d’accompagner les questionnements affectifs, et de dissiper fatigue ou déprime.
Dans le champ du cacao rituel, la notion d’« authenticité » est centrale : la qualité de l’expérience spirituelle est souvent mesurée par le cadre dans lequel elle s’inscrit. Une ligne de fracture apparaît entre les personnes qui revendiquent une pratique « authentique », et celles perçues comme l’instrumentalisant à des fins de consommation ou de bien-être. Sandra par exemple insiste : « le cacao, ce n’est pas juste une boisson divertissante » — c’est « une connexion profonde à la Terre, une plante magique, surtout pour les femmes. Elle nous accompagne dans nos cycles physiologiques, nos processus émotionnels » Si elle reconnaît que le cacao peut susciter des effets agréables — « tu n’es pas fatiguée, tu n’as pas de crampes, tu ressens de l’amour » — elle dit que cela ne suffit pas à établir une « connexion authentique » avec « l’esprit » de la plante ni avec la tradition qui l’accompagne (Sandra, entretien du 13 avril 2023). Sa critique vise plus largement une logique occidentale marquée par le consumérisme, où le cacao est recherché avant tout pour ses bienfaits immédiats. Elle n’est pas la seule à soulever ces tensions. L’introduction récente du cacao dans les milieux néo-spirituels vient reconfigurer tout le champ autour de ce qui constitue, ou non, une pratique légitime.
Comment et quand les cérémonies du cacao ont-elles vu le jour ? Quels ont été leurs canaux de diffusion ?
MF – C’est Keith Wilson, aussi connu sous le nom de « Chocolate Shaman », qui a largement contribué à populariser les cérémonies de cacao il y a une vingtaine d’années, à la suite d’une expérience personnelle vécue à San Marcos La Laguna, au bord du lac Atitlán, au Guatemala. Fondateur du label Keith’s Cacao aux États-Unis, il propose un cacao qualifié de « cérémoniel », dont il promeut le « pouvoir de guérison » dans une perspective écospirituelle centrée sur la reconnexion à la nature et à « l’esprit de la plante ».
D’autres entreprises internationales, comme Ora ou Embue, occupent aujourd’hui une place importante sur ce marché. Selon le chercheur Taylor Burby (2021), elles se présentent comme des alliées des peuples autochtones et affirment agir au nom d’une cause : Ora met en avant une approche de « décolonisation du cacao », tandis qu’Embue est partenaire de l’organisation Alliance for International Reforestation (AIR) Guatemala et membre du programme 1% for the Planet (pp. 26-27). Pour Burby, ces engagements relèveraient surtout de stratégie marketing.

Sur le site de Keith’s Cacao, on apprend que l’équipe de production est composée de femmes mayas Kaqchikel, et que l’entreprise soutient la communauté locale en offrant des emplois bien rémunérés. Pourtant, derrière ce discours de valorisation, Burby dénonce une forme d’exotisation du cacao. Selon lui, ces compagnies s’approprient un élément culturel mésoaméricain tout en marginalisant celles et ceux qui le produisent, en monopolisant un marché global.
Aujourd’hui le cacao connaît une telle popularité que des praticiennes et patriciens créent leurs propres micro-entreprises. C’est le cas de CacaoSagrado, en Suisse, une entreprise familiale qui propose du cacao cru bio, aromatisé et présenté comme une « médecine du Cœur ». Le site mêle récit des origines aztèques et mayas du cacao à une présentation de ses propriétés thérapeutiques. L’entreprise dit collaborer avec des producteurs et productrices au Pérou et en République dominicaine.
Des textes présentant les cérémonies du cacao évoquent la résurgence d’un « rituel chamanique ancestral des peuples amérindiens ». Le cacao jouissait-il donc d’une place particulière dans des cultures latino-américaines ? Les cérémonies du cacao constituent-elles effectivement une reprise de rituels anciens en les adaptant, ou s’agit-il d’une création contemporaine ?
MF – Si les références à l’indigénéité et aux civilisations préhispaniques sont courantes dans les milieux holistiques occidentaux, leur généalogie reste complexe et loin d’être linéaire. Comme le rappelle l’archéologue Gabrielle Vail, « le cacao occupait une place essentielle dans la vie économique, rituelle et politique des Mayas préhispaniques » (Vail 2009, p. 3) — et c’est encore le cas dans certaines régions reculées. Pourtant, il n’existe pas de continuité évidente entre les usages contemporains occidentaux et les cosmologies ou pratiques précolombiennes.
Le chocolat est issu des graines du Theobroma cacao L., ou cacaoyer. Comme l’a montré l’archéologue Cameron McNeil (2006), ces graines occupaient une place centrale dans la sphère religieuse de nombreuses cultures précolombiennes. Elles faisaient aussi partie intégrante des structures sociales et économiques. Le cacao connut son essor en Mésoamérique précolombienne, une région couvrant le centre du Mexique jusqu’au Guatemala, au Belize, au Salvador et à l’ouest du Honduras. Cette zone culturelle est surtout reconnue pour ses sociétés hiérarchisées, telles que les Olmèques, les Mayas et les Mexicas (ou Aztèques) (pp. 3-4). Le mot cacao est, selon lui, une adaptation espagnole du terme nahuatl kakawatl. En revanche, le mot maya ancien le plus couramment utilisé pour désigner le cacao était kakaw. Mais le terme chocolatl, à l’origine du mot « chocolat », serait apparu bien plus tard dans le nahuatl (Mexicas), probablement à la fin du XVIe siècle (ibid).
Longtemps considérée comme le berceau de la domestication du cacao, la Mésoamérique a vu cette idée remise en question par la découverte de traces de théobromine en Équateur, indiquant une consommation précoce par les Mayo-Chinchipe entre 5450 et 5300 av. J.-C. (Burby 2021, pp. 16-18). Toutefois, le cacao était plus largement consommé en Mésoamérique qu’en Amérique du Sud, où d’autres plantes stimulantes, comme le maté, le guaraná et le yoco, étaient disponibles (Bletter et Daly 2006, p. 45). Des preuves attestent de l’importance du cacao en Mésoamérique dès 600 av. J.-C., avant l’émergence de la civilisation maya (Seawright 2012, p. 2). Son histoire écrite commence durant période classique ancienne, sous la forme de glyphes sur des récipients en céramique. Des codex mexicas, mayas et mixtèques datant de périodes précolombiennes plus tardives témoignent aussi de significations rituelles du cacao (McClean 2006, p. 9).
Sur le plan rituel, le cacao jouait en effet un rôle important dans les alliances matrimoniales entre divinités et dans les cours royales (Vail 2009, p. 3), et certaines communautés mayas perpétuent encore cette tradition, dans laquelle le cacao (sous forme de graines ou de boisson) est offert par la famille du prétendant à celle de la future épouse (ibid). Aussi, le Popol Vuh (« Livre des événements »), un poème k’iche’ qui relate la cosmogonie et l’histoire du peuple k’iche’ du Guatemala, décrit le cacaoyer comme « l’un des quatre arbres essentiels de la cosmologie maya », symbolisant les quatre directions de l’univers (Quiroz 2023, p. 129). McNeil note qu’à Copán (Honduras), des cabosses de cacao sont figurées comme poussant sur le tronc d’un encensoir représentant l’axis mundi, ou Arbre du Monde, une symbolique qui remplace les représentations plus classiques de cet arbre sous forme de ceiba ou de plant de maïs (2006, p. 13).
Des sources missionnaires, notamment Diego de La Landa, rapportent par ailleurs l’usage rituel du cacao lors de cérémonies d’initiation, où il était mélangé à de l’eau et des fleurs pour oindre enfants et adolescent·es dans un « rite baptismal » (Vail 2009, p. 4).
Le cacao occupait une place centrale dans les rituels funéraires. Il était déposé dans les tombes, parfois avec des tasses personnalisées, pour accompagner les défunts dans l’au-delà (Seawright 2012, p. 16 ; McNeil 2010, p. 206). Étroitement associé au sang, il était offert aux dieux lors de saignées rituelles (McNeil 2006, p. 15 ; Seawright 2012, p. 7).

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Au-delà de sa dimension symbolique, les fèves de cacao servaient aussi de monnaie, perçues comme tribut et échangées sur les marchés, leur valeur étant normée par taille, qualité et système de mesure (McNeil 2010, p. 295 ; Paradis 1979, p. 185). La valeur économique du kakaw en Mésoamérique est établie de l’époque précolombienne à la période coloniale et jusqu’à l’époque moderne (Reents-Budet 2006, p. 220). Ainsi, posséder du cacao était un signe de richesse, de pouvoir et de souveraineté (McNeil 2006, p. 12). Mais à l’époque coloniale, le cacao faisait l’objet de controverses, les écrits européens débattaient de ses « vertus et vices », le qualifiant d’aphrodisiaque et le stigmatisant comme une « boisson du diable » liée à la figure du singe, aux rituels indigènes et à la sexualité (Nájera Coronado 2011, pp. 164–165 citant Coe/Coe 1999, pp. 266–268). Cette perception a contribué à la disparition progressive des « récits sacrés autour du cacao » (ibid). Le singe, associé au cacao pour son rôle dans la dispersion des graines, incarnait symboliquement les excès, la sensualité et les plaisirs artistiques, en opposition aux valeurs chrétiennes de tempérance (ibid). Enfin, dans la culture maya précolombienne, le cacao (souvent comparé au maïs) était associé au monde souterrain, à l’humidité, à la mort et à l’ombre, tandis que le maïs cultivé en plein champ était associé à la lumière (McNeil 2010, p. 312).
On peut ainsi constater toute la complexité et la richesse des représentations et usages du cacao, depuis l’époque précolombienne jusqu’à la période coloniale. Le cacao s’inscrivait dans un enchevêtrement d’aspects économiques, mythologiques, sociaux, politiques et religieux. Selon les ethnobotanistes Bletter et Daly (2006, p. 45), le cacao faisait l’objet d’usages médicinaux – il était employé comme agent « apaisant, antiseptique, stimulant, remède contre les morsures de serpent ou encore pour favoriser la prise de poids ». Il était parfois associé à des préparations psychoactives pour intensifier les effets. Dans les contextes holistiques occidentaux, l’accent est quasi exclusivement mis sur sa dimension « thérapeutique », entendue comme un processus de « guérison » au sens large. Dans ce cadre, les références à l’indigénéité sont à mon sens performatives. Elles participent à asseoir la légitimité des pratiques en les rattachant à une tradition ancestrale, souvent idéalisée dans l’imaginaire néochamanique.
Comment une cérémonie du cacao se déroule-t-elle ? Doit-on s’y préparer d’une façon particulière et les lieux utilisés sont-ils sacralisés ou décorés de façon spécifique ?
MF – D’un point de vue anthropologique, la cérémonie du cacao s’organise comme un rituel en plusieurs étapes que j’ai pu observer et décrire ainsi[3] :
La commande du cacao. Certaines personnes privilégient un contact direct avec les cultivatrices et cultivateurs en Amérique latine, recevant les fèves brutes qu’elles broient elles-mêmes pour une obtenir une pâte, lorsque la quantité est modeste. Pour les cérémonies rassemblant plusieurs dizaines de participantes et participants, elles utilisent plutôt du cacao déjà préparé, importé ou acheté localement.
La préparation du cacao. Elle s’accompagne souvent de prières, de mantras et de « purification » à l’aide de copal, une résine mexicaine utilisée dans les rituels mayas. Une praticienne m’a confié chanter ainsi : « Spiritu cacao, enseña tu conexión. Héya, héya, héya… », appelant « l’esprit du cacao » pour renforcer le lien avec les autres, le monde invisible, le corps, la Terre. La « conscience » est souvent soulignée, avec en toile de fond l’idée que les émotions du·ou de la préparante influencent celle de la boisson, et donc celle de ses consommatrices et consommateurs.
Le récit des origines. Les praticiennes et praticiens évoquent les racines indigènes du cacao, bien que souvent de manière simplifiée et décontextualisée, en insistant sur ses vertus et sa dimension spirituelle. Ces personnes partagent leur rencontre intime avec son « esprit-médecine », reçue lors d’initiations par des « cacaoterra », des gardiennes et gardiens du « savoir sacré » du cacao. Le cacao y est célébré comme « médecine du cœur », liée à l’amour, source de clarté dans les relations. On rappelle aussi ses vertus nutritionnelles et thérapeutiques : riche en fer, magnésium, calcium, potassium, antioxydant, anti-inflammatoire, et réputé pour ses effets antidépresseurs.
La dégustation. la boisson circule de main en main, jusqu’à chaque participante et participant. En cercle, les yeux fermés, chacune et chacun tient sa tasse contre son cœur, formule une intention, puis boit très lentement, « en conscience », la texture, l’arôme, la saveur. Souvent, des exercices de respiration accompagnent l’immersion.

Le chant collectif. Après l’ingestion, certaines personnes se joignent au ou à la facilitatrice pour des chants qui louent la nature, le cacao, et sa « médecine ». Par exemple : « Mama cacao, gracias por tu medicina… ». Ces chants représentent la dimension écospirituelle qui sous-tend la cérémonie.
La transition expressive. Le cercle s’efface peu à peu, laissant place à la danse ou à d’autres formes d’expression, paroles, mouvements, yoga, rituels.
La clôture et les bénédictions. La cérémonie s’achève par un cercle de parole où émergent des mots-clés. On rappelle que les bienfaits du cacao dépassent le temps de la session, se prolongeant dans le quotidien.

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Ces cérémonies se déploient dans une esthétique particulière, où la matérialité donne à l’espace une connotation spirituelle. On y trouve des autels aux accents néopaïens, avec des éléments symboliques puisés dans la nature : plumes, bougies, minéraux. Mais aussi des objets issus de diverses traditions, comme une statuette de Shiva. Parfois, des tarots, qualifiés d’« oracles thérapeutiques » sont disposés, censés guider le rituel par l’intention portée lors du tirage, qu’il s’agisse du « Tarot Zen d’Osho », du tarot du « Féminin sacré et de la Femme sorcière ». Cette matérialité donne une atmosphère qui inscrit la session hors du simple cadre séculier.
Quand une cérémonie du cacao se déroule en contexte latino-américain, des figures locales jouent-elles un rôle central, comme figures de référence ? Si c’est le cas, ces personnes commencent-elles ensuite à se retrouver actives dans des circuits internationaux de séminaires et réunions, ou l’exportation est-elle uniquement le fait de figures occidentales ?
MF – En Amérique centrale, il y a aujourd’hui des cérémonies de cacao indigènes revendiquent la réactualisation de pratiques précolombiennes, souvent dans des contextes urbains ou semi-ruraux où le tourisme mystique et écospirituel est présent, comme à Panajachel, au Guatemala. Ces cérémonies sont un aspect central du chamanisme maya moderne, tel que je l’analyse dans mon livre Néochamanisme Maya (Antipodes, 2022). Au Guatemala, les mouvements mayas réinterprètent les anciennes cosmovisions dans une dynamique de revitalisation culturelle. Nés dans les années 1960, dans le contexte des luttes pour la réforme agraire, ils ont progressivement gagné en visibilité, notamment lors des débats autour de la célébration de la conquête en 1992. Leur démarche vise à s’émanciper du catholicisme en réaffirmant une identité maya fondée sur une spiritualité dite « pure », affranchie de l’héritage colonial.
Depuis les années 1990, ces mouvements mobilisent les cosmovisions précolombiennes, désormais regroupées sous le terme de « spiritualité maya », comme socle identitaire (Bastos et al., 2013, p. 324). Cette spiritualité, portée par une élite indigène souvent urbaine et de classe moyenne, valorise un retour à des pratiques jugées authentiques, telles que l’harmonie avec la nature et le cosmos, la complémentarité des sexes, et la conception cyclique du temps (Bastos et al., 2007, p. 8). Ces milieux se démarquent de plus en plus des Églises évangéliques, qu’ils accusent fréquemment de les diaboliser.
Cette dynamique s’inscrit dans un paysage religieux en pleine recomposition en Amérique latine dans les années 1990, marqué par l’essor des pentecôtismes, mais aussi par la montée du New Age et des influences hippies des décennies précédentes. Au Guatemala, des régions comme le lac Atitlán, Panajachel, San Pedro ou San Marcos deviennent des foyers de convergence entre tourisme spirituel occidental et activisme maya local. Ce croisement alimente l’émergence d’un néochamanisme maya commercialisé, centré sur les calendriers, les huttes de sudation, les thérapies mayas (Tally 2006), et plus récemment sur le Cacao Sagrado…
Ce néochamanisme attire aussi bien des Occidentaux que des élites mayas, qui participent à ces rituels tout en diffusant une image idéalisée de l’indigénéité. À travers des circulations transnationales, des éléments du New Age s’intègrent aux enseignements de ces élites, notamment chez les guides spirituels appelés Ajq’ijab, ou néo-Ajq’ijab lorsqu’ils sont d’origine métisse (MacKenzie 2017). Dans ce contexte, la question de l’« autorité » spirituelle devient centrale. Certains leaders mayas, bien qu’influencés par le New Age, critiquent la décontextualisation des pratiques par des leaders occidentaux, accusés de s’approprier ces rituels sans engagement envers les luttes indigènes.
Ces tensions se retrouvent au sein des communautés autochtones, où certains dénoncent comme inauthentiques ceux qui transmettent ces rituels en dehors de leur contexte d’origine. L’appropriation culturelle devient un enjeu central, soulevant des questions postcoloniales, de légitimité spirituelle, de rapports de pouvoir et de bénéfices matériels (Farahmand 2022).
Se trouve-t-on face au même public que celui de la prise d’ayahuasca ou devant des segments différents de la scène spirituelle globalisée contemporaine ?
MF – On retrouve un public comparable, issu majoritairement de la classe moyenne supérieure et jouissant d’une certaine mobilité transnationale. Toutefois, la quête diffère : le « voyage » induit par l’ayahuasca est souvent perçu comme plus exigeant, moins plaisant que celui du cacao. L’ayahuasca est généralement associée à un chamanisme à part entière, impliquant un travail intérieur intense, s’il n’est pas utilisé comme un simple outil de développement personnel.
Les participantes et participants, réguliers ou occasionnels, s’inscrivent dans un univers de pratiques particuliers : yoga, cercles de femmes, ateliers néo-tantriques, méditation, massages holistiques, mais aussi rituels néopaïens, écospirituels ou néochamaniques. Beaucoup évoluent dans les domaines de la santé, de l’éducation ou du travail social.

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Les cérémonies du cacao sont-elles associées de façon privilégiée à certaines autres pratiques néo-spirituelles ?
MF – La popularité du cacao s’explique en partie par sa capacité à se combiner avec une diversité de pratiques néo-spirituelles. C’est Keith Wilson qui revendique la paternité de ces associations[4]. Le cacao est devenu l’ingrédient capable, selon les praticiennes et praticiens, d’amplifier les effets de différentes approches psychocorporelles, comme la méditation, le chant de mantras, l’ecstatic dance, les cercles de tambours, les cercles de femmes et du « féminin sacré », les rituels néochamaniques ou néo-tantriques, mais aussi les cérémonies liées au tabac, souvent associé à l’« énergie masculine » en contraste avec le cacao perçu comme incarnant l’« énergie féminine » (Mama Cacao).
On le trouve aussi dans des rituels centrés sur l’utérus, ou dans l’accompagnement post-partum par des doulas. Mais le cacao ne s’impose que rarement comme une pratique rituelle autonome. Il agit souvent comme un booster, qui intensifie des pratiques établies. De plus en plus de personnes s’y initient, ce qui crée un effet multiplicateur, d’autant qu’une initiation peut se faire en l’espace d’un week-end. Des personnes l’utilisent aussi dans l’intimité du foyer ou en petit comité. Dans ces cas-là, il s’agit souvent d’un cacao différent du cacao cérémoniel, moins concentré, consommé comme un moment de recentrage personnel.

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On a l’impression que les cérémonies du cacao se vivent sur le mode de stages ou d’événements ponctuels. Mais la question surgit de savoir s’il y a des pratiques régulières, avec des personnes se réunissant chaque semaine ou chaque mois pour une cérémonie. Expériences individuelles venant s’additionner à bien d’autres, ou parfois embryon d’une « communauté du cacao » ?
MF – C’est toute l’ambivalence de ces rituels. Si la pratique est collective, et si une partie de la narration présente le cacao comme un lien créant une « tribu » ancrée dans des traditions ancestrales, l’essentiel est centré sur l’intime, le corps individué et la singularité de chaque expérience. La connexion sociale valorisée dans les cérémonies est souvent éphémère. Parmi les personnes interviewées, seules celles qui sont très investies (participant régulièrement, souvent bénévolement) ont véritablement réorganisé leur réseau de sociabilité autour de ces pratiques.

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À l’inverse, dans les rites indigènes, le cacao était et reste un vecteur communautaire par-delà l’espace-temps du rite. L’ethnologue Betty Faust (1998) l’a clairement démontré dans le Yucatán contemporain (Mexique), où une cérémonie maya de passage à l’âge adulte incarne la socialisation aux rôles de genre. Le cacao, combiné au piment, y occupe une place centrale. Ces aliments rituels sont offerts aux « Seigneurs des Vents et au Seigneur du Monde Souterrain », figures mythologiques aujourd’hui interprétées à travers une lecture catholico-maya (p. 604).
Ce rituel visait à guérir une jeune fille des « vents », une interprétation locale des ataques de nervios (troubles nerveux), attribués à un retard dans l’apparition des premières règles. Dirigée par un H-Men (guérisseur ou chamane yucatèque), la cérémonie va associer ces troubles à une perte des repères traditionnels de genre dans un contexte de modernisation. Faust explique que dans un rituel précédent, il y avait un seul ensemble de vingt éléments (dix cacaos, dix piments) représentant « une personne complète » – c’est-à-dire « androgynique » (associée aux enfants et aux personnes âgées dans la cosmologie maya (p. 624). Dans le présent rituel, Maria, en tant que jeune fille pubère, quitte cet état « complet » pour entrer dans une phase de genre différencié, marquée par la dualité féminin/masculin. Le cacao prend une certaine symbolique : sa forme allongée et sa rainure évoquent une vulve, en faisant une image des organes sexuels féminins, tandis que le piment est associé à la masculinité. La cérémonie met ainsi en relation les rôles de genre avec une cosmologie complexe, articulant le monde céleste, la Terre et le Monde Souterrain dans des cycles générationnels.
Si, selon Faust, ce rituel n’avait encore jamais été documenté dans la littérature ethnographique, certains de ses symboles rappellent ceux d’un rite pratiqué à l’époque coloniale, rapporté par Landa au XVIe siècle. Ils renvoient aussi au récit de la création tel qu’il figure dans le Popol Vuh du Guatemala (Faust, 1998, p. 604). Associé à la fertilité et à la régénération, ce rituel s’inscrit selon Faust dans la continuité des cycles de vie et de mort, et dans la reproduction sociale du genre. Il symbolise les forces masculines et féminines comme éléments d’un système cosmologique global, tel que le conçoit la tradition yucatèque. On est donc pleinement ici dans une dynamique communautaire qui perpétue et actualise une tradition locale.
Notes
- Bhagwan Shree Rajneesh (1931-1990), né Chandra Mohan Jain en Inde (plus tard connu sous le nom d’Osho), était un gourou indien fondateur d’un nouveau mouvement religieux, le Rajneesh-Osho Movement. Il fut le créateur de la « méditation dynamique » ou « active » (Palmer 1992), une référence centrale au sein de la communauté de l’ecstatic dance. ↑
- Les prénoms sont ici rendus anonymes. ↑
- Ces phases et les fragments d’entretiens figurant dans cet entretien, sont analysés plus en détail dans un article en cours de publication : ‘Whispering to the Spirit of Cacao’: Practices and Aesthetics of Cacao ‘Medicina’ in Ecstatic Dance, à paraître dans ARGOS. Perspectives in the Study of Religion. ↑
- Voir l’entretien avec Keith Wilson dans https://www.youtube.com/watch?v=GYDG49Jyt9M, consulté le 2 août 2025, [8’11’’] “I mean. It reached the place where in this town, cacao became cacao and : cacao and yoga, cacao and meditation. Cacao became a thing with everything”. ↑
Références citées
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Titulaire d’un doctorat en sciences sociales des religions, Manéli Farahmand est une socio-anthropologue spécialisée dans l’étude des religiosités contemporaines. Elle a publié un livre intitulé Néochamanisme Maya. Passé revisité, pouvoir au féminin et quête spirituelle (Lausanne, Éditions Antipodes, 2022). Depuis janvier 2020, elle est la directrice du Centre intercantonal d’information sur les croyances (CIC), à Genève.