C’est une véritable hécatombe. Le patriarche Irinej de Serbie est décédé le 20 novembre des suites de la covid-19, trois semaines après le métropolite Amfilohije du Monténégro, emporté le 30 octobre. Le 1er novembre, le patriarche avait célébré les obsèques du métropolite, dans la basilique du Christ-Sauveur de Podgorica, où une foule énorme s’était massée, sans grand respect des règles sanitaires. Alors que le métropolite Hrizostom de Sarajevo et Dabrobosna, qui assume l’intérim du trône patriarcal, a lui-même été hospitalisé le 4 décembre, mais semble se rétablir, la liste noire ne s’arrête pas là. Déjà le 30 mars, l’évêque Milutin de Valjevo était décédé des suites de la covid-19, tandis qu’au lendemain même de la mort du patriarche, le 21 novembre, c’est l’ancien évêque Artemije qui est mort dans l’ambulance le conduisant à Belgrade. Figure majeure de l’Église dans les années 1980 et 1990, ancien évêque de Prizren et Raška, Artemije avait été démis de ses fonctions en 2010[1]. Cette vague frappe une Église en plein questionnement, et le choix du nouveau patriarche risque de mettre à jour de profondes lignes de fracture internes.
Les modalités d’élection du futur archevêque de Peć, métropolite de Belgrade et de Karlovci, patriarche serbe – telle est sa titulature officielle – sont définies par le canon de l’Église. Le Saint-Synode doit convoquer une assemblée élective réunissant tous les évêques dans les trois mois qui suivent le décès du patriarche. Les électeurs choisissent à bulletins secrets le nom de trois candidats, qui doivent être des évêques à la tête d’une éparchie depuis au moins cinq ans. Les trois noms qui arrivent en tête, obtenant au moins la moitié des voix plus une, sont alors départagés par un « tirage au sort apostolique ». Au cours d’une liturgie appelant l’Esprit-Saint à choisir le patriarche, ces trois noms sont glissés dans un Évangile, et c’est à un moine préalablement choisi qu’il reviendra d’annoncer le nom du 46e patriarche de Serbie.
Cette procédure avait été fixée après l’élection contestée du patriarche German, en 1958 : celui-ci s’était révélé très proche du régime titiste, et on avait soupçonné la police politique d’avoir pesé sur son élection. Elle a été utilisée pour la première fois en 1990 pour le choix du patriarche Pavle, son but étant de prévenir toute possible interférence de l’État. Un objectif qui n’a pas forcément toujours été atteint : en janvier 2010, les deux favoris à la succession de Pavle, décédé en novembre 2009, étaient le métropolite Amfilohije Radović du Monténégro et l’évêque Irinej Bulović de Bačka, dont l’important diocèse a pour centre Novi Sad, en Voïvodine, la province septentrionale de Serbie. Or, aucun de ces deux candidats ne plaisait au Parti démocrate (DS), alors au pouvoir : Amfilohije, en raison de ses liens avec les courants nationalistes les plus radicaux des années 1990, Irinej, à cause des soupçons de malversations financières pesant à son encontre. Le nom d’un outsider, l’évêque Irinej (Gavrilović) de Niš, considéré comme un homme de compromis, s’est donc retrouvé parmi les trois « finalistes ». C’est celui-ci qui a été tiré, des sources au sein du DS, qui tiennent à rester anonymes, affirmant avoir « contribué » au choix de l’Esprit-Saint[2]…
Cette année, le calendrier pourrait se révéler difficile à tenir. En raison de la pandémie, la réunion régulière du Saint-Synode, qui devait avoir lieu au mois de mai, a été repoussée, et l’on ignore donc si le délai de trois mois pour élire le nouveau patriarche pourra être respecté. En attendant, comme le prescrivent les statuts, c’est le membre le plus ancien du Synode qui assume l’intérim du trône patriarcal, en l’occurrence le métropolite Hrizostom de Dabrobosna, archevêque de Sarajevo et exarque de Dalmatie. Né en 1952, il n’est pas le plus âgé, mais le plus ancien membre à siéger dans cette assemblée. Natif de Bosnie-Herzégovine, il a effectué ses études au séminaire du monastère de Krka, en Croatie, qui a dû fermer ses portes en 1995 à cause de la guerre, avant que la vie monastique n’y reprenne en 2001. Hrizostom Jević a effectué toute sa carrière épiscopale en Bosnie-Herzégovine : évêque de Bihać durant la guerre, il avait été nommé en 2013 au siège de Tuzla et Doboj, en remplacement du très controversé évêque Vasilije Kačavenda. Réputé proche de la police politique yougoslave, puis de la direction nationaliste serbe durant la guerre de Bosnie, ce dernier avait été contraint de quitter son poste après la révélation d’un retentissant scandale de pédophilie. Hrizostom est finalement devenu métropolite de Sarajevo en 2017. Il est considéré un homme d’expérience, bon diplomate, habitué au dialogue œcuménique. Il pourrait aussi tendre à « décentrer » une Église toujours très largement obnubilée par le Kosovo, surtout si son intérim devait se révéler plus long que ne le prévoient les statuts.
La fin d’une génération ?
Malgré les incertitudes du calendrier – et l’intervention supposée finale et décisive du Saint-Esprit – les médias serbes se livrent déjà, comme à chaque occasion de ce type, au petit jeu des spéculations sur l’identité du futur patriarche. Plusieurs noms se détachent et pourraient donc, selon les commentateurs, être glissés dans l’Évangile – l’évêque Irinej de Bačka est à nouveau considéré comme un candidat très sérieux, mais on évoque aussi le métropolite Porfirije Perić de Ljubljana et Zagreb, l’évêque Joanikije Mićović de Nikšić, héritier politique et spirituel du défunt Amfilohije, l’évêque Grigorije Durić de Düsseldorf et de toute l’Allemagne, sans oublier des outsiders comme l’évêque Ignatije Midić de Braničevo.
Irinej de Bačka est né en 1947, Ignatije en 1954, le métropolite Porfirije en 1961 et l’évêque Grigorije en 1966 seulement… À l’exception peut-être d’Irinej, plus âgé, ils partagent donc tous la même expérience historique, celle d’avoir ressenti l’appel monastique quand la Yougoslavie socialiste était à la fois à son apogée et proche de son déclin, et d’avoir été contemporains, voire acteurs, de la dynamique reconstruction de l’Église orthodoxe serbe dans les années 1980, une Église redécouvrant alors la tradition spirituelle et le message radicalement anticommuniste de l’évêque Nikolaj Velimirović (1881-1956, canonisé en 2003) et du théologien Justin Popović (1894-1979, canonisé en 2010), une Église retrouvant prestige et forte aura sociale, flirtant parfois dangereusement avec le nationalisme, tout en étant profondément marquée par le charisme évangélique du patriarche Pavle, à la tête de l’Église de 1990 à 2009.
Cette véritable reconstruction postcommuniste de l’Église s’est engagée dès le début des années 1980, sous l’impulsion d’une « jeune garde militante », qui revendiquait ouvertement l’héritage de Nikolaj Velimirović, y compris son idée d’une « vocation spirituelle spécifique » du peuple serbe, souvent présentée comme le legs de saint Sava, le fondateur de l’Église, ou svetosavlije (« idéologie de saint Sava »). Ces jeunes moines dynamiques et enthousiastes ont rénové les prestigieux monastères du Kosovo, y restaurant la vie monastique. Cette génération est souvent identifiée aux « trois A », Artemije Radosavljević (1935-2020), Amfilohije Radović (1938-2020), et Atanasije Jevtić (1938), évêque retraité d’Herzégovine et dernier du trio à être toujours bien en vie… En 1983, Atanasije publiait en feuilleton dans la revue Pravoslavljije une retentissante série d’articles intitulés « Du Kosovo à Jadovno », du nom d’un célèbre camp d’extermination oustachi durant la Seconde Guerre mondiale, mettant en exergue les souffrances du peuple serbe à travers les siècles. Ces textes comptent parmi les documents fondateurs du renouveau nationaliste serbe de la fin du XXe siècle.
L’expérience du Kosovo a été déterminante pour cette génération, avec la restauration de la vie monastique dans les monastères abandonnés de la province et de ses marges, dépendant également du diocèse de Raška et Prizren, comme Sopoćani ou le fameux monastère troglodytique de Crna Reka : c’est là qu’Artemije, qui enseignait jusqu’alors à la Faculté de théologie, choisit de se retirer en 1978, attirant une génération de disciples, bien avant de succéder en 1991 à la tête du diocèse à Pavle, élu patriarche.
C’est bien d’une véritable renaissance spirituelle qu’il s’agit, le Kosovo retrouvant une place centrale dans la vie ecclésiale qu’il avait perdu depuis la « grande migration » de 1690[3], voire depuis le Moyen Âge, redevenant un centre de la réflexion théologique et de l’expérience monastique serbe. Les monastères attirent une nouvelle génération de moines, souvent archidiplômés comme le père Sava Janjić, aujourd’hui archimandrite de Visoki Dečani, ou bien passés par des expériences séculières inattendues – on trouve d’anciens acteurs de théâtre ou d’anciennes stars du rock and roll yougoslave dans les monastères du Kosovo. Cette renaissance se déroule toutefois dans le contexte politique tendu des années 1990, marquées par l’émergence de la revendication albanaise au Kosovo à laquelle répond la répression du régime de Slobodan Milošević.
Pour l’Église, la guerre du Kosovo (1998-1999) et les difficiles années d’après-guerre, marquées notamment par les émeutes anti-serbes de mars 2004, furent des années de tribulations, voire de martyre : destruction ou saccage de nombreux lieux de culte, meurtres de prêtres, de moines et de religieuses[4]… En juin 1999, ce sont d’ailleurs « les trois A » qui arpentaient le Kosovo, non sans faire preuve d’un grand courage physique - l’évêque Artemije, le métropolite Artemije du Monténégro et l’évêque Atanasije, juste relevé du siège d’Herzégovine, enterraient les Serbes victimes de « vengeances » albanaises, tentaient de sauver les églises en flammes et de rassurer une population abandonnée par les autorités.
Cette génération, qui fut à l’initiative du revival de l’Église serbe dans son ensemble, a donc la conviction d’avoir vécu une expérience quasiment christique du Kosovo, un renouvellement du fameux serment du prince Lazar en 1389[5], passant par la renaissance et le martyre. Le coronavirus vient d’emporter deux de ses plus importants représentants, même si les monastères du Kosovo demeurent d’intenses lieux de vie spirituelle et théologique, condamnant d’ailleurs sans ambiguïté le « recentrage » de l’Église autour du pouvoir politique effectué par le défunt patriarche Irinej.
La nouvelle bataille du Kosovo
La question du Kosovo pèsera donc lourd dans les débats de la succession. En mai 2018, le Saint-Synode de l’Église avait lancé un appel solennel contre toute idée de partition du Kosovo, appel repris le 18 août par le diocèse de Raška et Prizren, demandant que le Kosovo, « avec ses 1500 monuments orthodoxes » demeure « un territoire inaliénable de la Serbie » et que les Serbes puissent « y vivre dans un climat apaisé », garantissant « la continuité éternelle de leur Église sur cette terre »[6]. En cet été 2018, on parlait justement beaucoup d’un « accord final » entre le Kosovo et la Serbie, qui aurait passé par des « rectifications territoriales » entre les deux pays, en clair par des échanges de territoires, comme prélude à une éventuelle reconnaissance formelle du Kosovo par la Serbie. Cette option était chaudement soutenue par l’administration américaine, mais aussi par certains pays européens comme la France, tandis que d’autres, telle l’Allemagne, s’y opposaient fermement en mettant en garde sur le risque d’un précédent pouvant amener à remettre en cause toutes les frontières de la région[7].
Le président serbe Aleksandar Vučić ne cachait pas son soutien à cette perspective, tout en s’engageant dans une dynamique complexe de négociation en face à face avec son homologue kosovar Hashim Thaçi, les deux hommes multipliant les rencontres publiques ou plus discrètes. Concrètement, la Serbie aurait voulu récupérer la zone nord du Kosovo, au peuplement serbe quasiment homogène, mais c’est dans le sud du Kosovo que se trouvent la patriarchie de Peć, et tous les plus prestigieux monastères : Visoki Dečani, Gračanica, les Saints-Archanges de Prizren, etc. Même si des mécanismes complexes de protection internationale, voire des formes d’extra-territorialité, ont parfois été envisagés pour ces lieux de culte, que serait-il advenu des fidèles, du peuple serbe vivant encore dans les enclaves du sud du Kosovo, soit environ 70 à 80000 personnes contre 30 à 40000 seulement dans la zone nord ? Le diocèse de Raška et Prizren soulignait le risque qu’une partition du Kosovo entraîne « des violences anti-serbes » et « un nouvel exode », parachevant la séparation territoriale des communautés ethniques.
Au vrai, l’Église, dès les années 1990, s’est souvent montrée bien plus audacieuse que les autorités politiques dans le dialogue avec les Albanais. Même l’ancien évêque Artemije, présenté comme un « radical », avait bien compris que la seule répression ne pouvait pas garantir le maintien de la présence serbe, et l’Église chercha à coopérer avec l’administration internationale dès l’établissement du protectorat des Nations Unies sur le Kosovo, en juin 1999. De même, l’Église ne fait pas aujourd’hui un totem du maintien de la souveraineté politique formelle de la Serbie sur le Kosovo[8] – des prêtres et même plusieurs moines du monastère de Visoki Dečani ont acquis la citoyenneté du Kosovo, votent aux élections de ce pays et en reconnaissent donc les institutions. Pour l’Église, l’enjeu véritable consiste à préserver le patrimoine orthodoxe, mais surtout à garantir le maintien d’une population serbe sur le territoire du Kosovo, et c’est précisément pour cela qu’elle s’oppose à toute option de partage et d’échange territorial. Le père Sava, archimandrite de Visoki Dečani, dénonçait ainsi le « scénario monstrueux » d’un échange de territoires, qui aurait représenté une catastrophe non seulement pour les Serbes, mais aussi pour les Albanais ne vivant pas du « bon côté » des nouvelles frontières et toutes les autres minorités[9].
Depuis l’été 2018, toute une fraction de l’Église est donc entrée en conflit ouvert avec le pouvoir politique, notamment avec le président Vučić, accusé d’être prêt à « vendre » ou à dépecer le Kosovo pour ses propres calculs politiques. Face à cette fronde inédite, le patriarche Irinej s’était posé en soutien du régime. Il alla même jusqu’à inviter le président de la République à assister aux travaux du Saint-Synode de mai 2019, ce qui ne s’était encore jamais vu. Aleksandar Vučić, flanqué de Nikola Selaković, son occulte « chargé des affaires religieuses » devenu ministre des Affaires étrangères en octobre 2020, mais aussi de Milorad Dodik, l’homme fort de la Republika Srpska de Bosnie-Herzégovine, profita de l’occasion pour « faire la leçon » aux membres de l’assemblée, tançant les évêques qui osaient critiquer la politique du gouvernement. Il alla même jusqu’à accuser l’évêque Teodosije Šibalić de Prizren et Raška de vouloir « saboter le travail de l’État », tandis qu’en guise de « preuves », « les tweets de l’archimandrite Sava étaient lus d’un ton railleur et haineux », ainsi que l’a raconté un participant à cette réunion, sous couvert de l’anonymat[10]. Comme le soulignait alors sur le site talas.rs l’historien Stefan Radojković, spécialiste des questions religieuses, « cette intrusion du président d'une Serbie laïque dans les affaires de l'Église orthodoxe risquait avant tout de diviser l'Église ».
Aleksandar Vučić tint à s’imposer publiquement comme le témoin privilégié des dernières heures du patriarche Irinej, annonçant lui-même son décès sur Instagram, avant que l’Église n’ait le temps de communiquer officiellement. Et le président assura dans le discours qu’il prononça aux obsèques du patriarche que celui-ci lui aurait fait une ultime recommandation sur son lit de mort : « Assure-toi qu’on fasse tout ce qui est possible pour le Kosovo et la Republika Srpska »… Si l’authenticité de cette confidence est parfaitement invérifiable, il semble assuré que les autorités serbes cherchent avant tout à ce que le successeur d’Irinej soit capable de se montrer « coopératif » sur la question du Kosovo – tout le reste, les positions dogmatiques, l’intégrité morale ou l’engagement œcuménique, n’étant d’aucune importante pour le pouvoir politique serbe.
De la querelle de Darwin à la querelle de la cuillère
De fait, c’est autour de cette « nouvelle » question du Kosovo que se positionnent désormais les différentes forces présentes au sein de l’Église, et l’opposition tant aux positions assumées par Aleksandar Vučić qu’à son interventionnisme inédit dans la vie intérieure de l’Église est de nature à fédérer des courants et des sensibilités qui pourraient sembler éloignés.
Ces dernières années, l’Église a été secouée par de profondes controverses théologiques, dont le point de départ pourrait être la pétition lancée au début de l’année 2017 pour demander la suppression de route référence à la théologie de l’évolution de Darwin dans les programmes scolaires de Serbie. L’initiative n’émanait pas de l’Église et seuls cinq prêtres figurent parmi les premiers signataires du texte, aux côtés de 50 médecins, 25 juristes, 24 ingénieurs, etc., sans oublier deux membres de l’Académie serbe des sciences et des arts[11]. Les signataires ont même trouvé un appui précieux en la personne de Muamer Zukorlić, mufti de Novi Pazar, député au Parlement de Serbie et alors président de la Commission parlementaire sur l’éducation… Une partie de l’épiscopat n’a toutefois pas caché son soutien à cette initiative, provoquant de vives réactions en retour.
Ainsi, plusieurs professeurs de la Faculté de théologie de Belgrade et l’évêque Maksim d’Amérique occidentale, qui y enseigne lui-même la patristique, avait dénoncé cette tentation ultra-réactionnaire. Né en 1968 à Foča, dans l’est de la Bosnie-Herzégovine, l’évêque Maksim (Vasiljević), lui-même fils de prêtre, a prononcé ses vœux monastiques en 1996. Il a étudié la théologie à Belgrade, Athènes et Paris, où il a aussi assuré un enseignement à l’École des Beaux-Arts. Il a été ordonné évêque en 2004, recevant tout d’abord la charge de vicaire de l’évêché de Hum, avant d’être nommé deux ans plus tard à la tête de l’évêché d’Amérique occidentale, ayant son siège à Alhambra, près de Los Angeles (Californie). Avant de s’engager dans la prêtrise, le futur évêque avait pris une part active aux mobilisations anti-Milošević des années 1990 et, en 2019, il a apporté un soutien remarqué aux mouvements qui contestaient chaque semaine dans la rue la dérive autoritaire du régime d’Aleksandar Vučić[12].
Si Maksim n’a pas résidé dans les monastères du Kosovo, il est très lié à la fraternité monastique de Visoki Dećani, qui accueille d’ailleurs des convertis californiens, devenus orthodoxes sans être d’origine serbe. Par ailleurs, il est fortement associé à l’autre figure majeure du courant « moderniste » de l’Église, l’évêque Grigorije de Düsseldorf et de toute l’Allemagne, lui aussi originaire de Bosnie-Herzégovine, comme lui marqué par l’héritage spirituel de l’ancien évêque Atanasije de Zahumilije et d’Herzégovine.
Cherchant à construire une véritable théologie politique adaptée au monde moderne, l’évêque Maksim a notamment retravaillé le concept d’autocéphalie, y voyant une manière de faire vivre l’unité de l’Église. Radicalement étranger au nationalisme, il prône une attitude d’ouverture à l’égard de la reconnaissance d’une Église ukrainienne, loin de l’ostracisme lancé par l’Église russe, mais aussi par l’Église serbe. En 2019, il a été interdit d’enseignement à la Faculté de théologie de Belgrade, tout comme le professeur Marko Vilotić, par ailleurs secrétaire de l’évêque Grigorije.
C’était la première fois qu’un évêque se voyait interdire d’enseignement à la Faculté de théologie de Belgrade, mais celle-ci se trouve plus que jamais dans l’œil du cyclone, avec une tentative de reprise en main par les éléments les plus conservateurs de l’Église. En octobre 2020, le professeur Rodoljub Kubat, titulaire de la chaire d’études vétérotestamentaires, a été licencié de la Faculté, officiellement pour avoir dénoncé un scandale sexuel impliquant l’évêque Stefan Šarić, vicaire général du patriarche Irinej et doyen de la basilique Saint-Sava à Belgrade – ce dernier aurait commandité le tabassage d’un étudiant, à qui l’opposait une rivalité amoureuse à propos d’une jeune fille. Au lieu d’enquêter sur l’affaire, qui a fait jaser tout Belgrade, la Faculté a mis à pied le lanceur d’alerte, l’accusant « d’avoir nui à la réputation de l’Église et de la Faculté »[13].
La Faculté de théologie de Belgrade jouit en effet d’un statut particulier. Totalement intégrée à l’Université de Belgrade, son budget est abondé pour les trois-quarts par l’État, le reste provenant des droits de scolarité. Ses enseignants sont payés par l’État et jouissent des mêmes droits et devoirs que leurs collègues d’autres facultés. Néanmoins, ces derniers doivent être de confession orthodoxe. Les statuts de la Faculté la définissent comme « un établissement de l’Église orthodoxe serbe et de l’État serbe rattaché depuis sa création à l’Université de Belgrade », tout en précisant que la faculté se trouve « sous l’exclusive égide spirituelle et canonique de l’Église orthodoxe serbe ». Les enseignements dispensés par la Faculté doivent donc « être conformes à l’enseignement de l’Église chrétienne orthodoxe », et le Saint-Synode se charge de veiller à cette conformité et vérifie « l’adéquation religieuse des candidats aux postes d’enseignants ». Dans la pratique, jusqu’à ces dernières années, ce statut « hybride » n’avait jamais posé de problème depuis le rattachement de la Faculté à l’Université de Belgrade, en 1957, en pleine période communiste. La mise à pied du professeur Kubat a par contre provoqué de vives réactions dans toute l’Université, plusieurs centaines d’enseignants ont signé une pétition demandant sa réintégration et le respect des libertés académiques qui doivent également protéger la Faculté de théologie.
En réalité, le dossier du professeur Kubat est très politique. Très critique du régime Vučić, il avait avancé dans une interview que « la Serbie craquait dangereusement de mois en mois, d’année en année ». En pleine vague de manifestations antigouvernementales, en juillet 2020, il déclarait : « la théologie de la révolte n’est pas une rébellion, c’est un combat pour la liberté intérieure et extérieure ». Ses critiques n’épargnent pas l’Église : « en perdant sa dimension prophétique, la théologie s’est transformée en idéologie de la puissance de l’Église, et son rôle est devenu de rechercher un bon mode de coexistence avec le pouvoir politique.[14] »
Avant le professeur Kubat, le père Vukašin Milićević, prêtre et maître de conférences, s’était également retrouvé sur la sellette, en mars dernier, pour avoir critiqué les rassemblements religieux en période de pandémie et l’utilisation d’une même cuillère et d’un même calice pour distribuer la communion aux fidèles. Alors que les cercles ecclésiastiques assuraient que « personne n’a jamais été contaminé » en recevant la communion, Vukašin Milićević rétorquait que « l’utilisation d’une seule cuillère n’avait aucune base théologique » et que l’insistance sur cette pratique risquée n’avait aucun rapport avec la liberté religieuse. La « querelle de la cuillère »[15], alors que le coronavirus a tragiquement frappé l’Église, est devenue un marqueur de l’opposition entre conservateurs et « modernistes ».
Les « favoris »
Si l’on voulait résumer le tableau qu’offre l’Église orthodoxe serbe en l’attente de l’élection de son 46e patriarche, on pourrait dire que, si le poids du sujet du Kosovo demeure écrasant, deux grandes lignes de fracture se dégagent. La première distingue un courant conservateur d’un autre, moins ritualiste, intellectuellement plus curieux, moins aligné également sur les positions russes, notamment sur la question ukrainienne, et donc plus proche du patriarcat œcuménique de Constantinople. La seconde ligne de fracture ne sépare pas un courant plus « radical » et un autre qui serait plus « souple » sur la question du Kosovo, mais un courant totalement aligné sur le pouvoir politique, et donc prêt à accepter toutes les volte-face que celui-ci pourrait effectuer sur le sujet, et un autre, spirituellement, théologiquement et intellectuellement multiforme, mais plaçant au-dessus de tout l’indépendance de l’Église. Dans ce contexte bien particulier, quels épiscopes peuvent faire figure de « favoris » et auraient, à tout le moins, une chance de voir leurs noms figurer parmi les trois qui seront glissés dans les Saintes Écritures ?
Irinej de Bačka, est perçu comme le garant de la continuité avec le défunt patriarche. Comme lui, il prône une attitude de coopération avec le pouvoir politique. Nommé à la tête de l’important diocèse de Novi Sad en 1990, Irinej Bulović, fait figure de prétendant sérieux, d’autant que c’est l’un des meilleurs diplomates de l’Église serbe, bon connaisseur du mouvement œcuménique mondial et des tensions internes à l’orthodoxie. Irinej de Bačka a prononcé l’homélie lors obsèques du patriarche homonyme. En 2009, cet honneur avait échu au métropolite Amfilohije, dont le nom figura bien dans le trio des « nominés », mais l’Esprit lui préféra Irinej de Niš… Il serait donc hasardeux d’y voir le signe d’une « pré-sélection » garantie, et de nombreux évêques pourraient refuser d’accorder leur soutien à Irinej en raison de sa complaisance jamais démentie avec le pouvoir politique, quel qu’il soit.
Le courant « légitimiste », en tous cas fidèle aux autorités politiques, peut toutefois compter sur un autre champion, le métropolite Porfirije Perić de Zagreb et Ljubljana, qui présente l’avantage d’être beaucoup plus jeune. Né en 1961 en Voivodine, le métropolite Porfirije est un disciple d’Irinej de Bačka, qui lui a donné sa bénédiction en 1990 pour s’établir au monastère de Kovilj, en Voïvodine, dont il devint l’higoumène. Peu connu pour ses contributions théologiques, Porfirije, devenu en 2008 évêque de Jegar et coadjuteur de l’évêché de Bačka, est surtout connu pour son engagement dans les cures spirituelles destinées aux toxicomanes, et fut également vicaire général des armées serbes avant d’être nommé au siège de Zagreb et Ljubljana, qui lui donne juridiction sur tous les orthodoxes de Croatie et de Slovénie.
Ce camp « légitimiste », bien vu du pouvoir politique, peut compter sur le soutien de nombreuses figures controversées de l’épiscopat serbe, pas dénuées pour autant d’influence : on y retrouve l’ancien évêque Vasilije Kačavenda de Zvornik et Tuzla, qui fut obligé de se démettre de sa charge en 2014 en raison d’accusations concordantes et répétées de pédophilie, mais aussi l’évêque Pahomije de Vranje, également impliqué dans des affaires de mœurs, ou encore l’ancien évêque Filaret de Mileševa, démis de sa charge en 2015 par le Synode.
L’évêque Grigorije de Düsseldorf fait figure de parfait contre-candidat. Ce jeune évêque, né en 1966 en Bosnie-Herzégovine, cultive un « style » totalement différent, n’hésitant pas à jouer de sa prestance physique, qui lui vaut d’être surnommé le « George Clooney de l’Église serbe ». Il a étudié à la Faculté de théologie de Belgrade au tournant des années 1980-1990. Il s’est alors engagé dans les mobilisations anti- Milošević, notamment les grandes manifestations de mars 1992. Ordonné moine au monastère monténégrin d’Ostrog cette même année 1992, il rejoint le monastère de Tvrdoš, près de Trebinje, en Herzégovine orientale, dont il devient higoumène puis archimandrite. Nommé évêque, il prend en 1999 la tête du diocèse de Zahumlije et d’Herzégovine, après la démission de son maître spirituel, l’évêque Atanasije. Administrateur du diocèse de Dabrobosna et Sarajevo entre 2015 et 2017, il est nommé en 2018 au siège de Düsseldorf.
Très présent dans le débat public, c’est un critique résolu du gouvernement d’Aleksandar Vučić, au point que le vice-maire de Belgrade, Goran Vesić, l’avait publiquement accusé d’être « l’inspirateur » des manifestations qui, fin juin 2020, avaient dénoncé la gestion erratique de l’épidémie de covid-19 par les autorités. Tandis que le gouvernement venait d’accorder une nouvelle subvention de dix millions d’euros à l’achèvement des travaux de la basilique de Saint-Sava, il avait alors publiquement déclaré que l’État, en cette période, ferait mieux de consacrer cet argent aux hôpitaux publics. Ces déclarations avaient encore renforcé son immense popularité, paradoxalement plus grande dans les couches de la société serbe les plus éloignées de l’Église… Cela permet aux tabloïds proches du régime Vučić de le présenter comme une marionnette aux mains des partis d’opposition – étant donné le discrédit de ces derniers, certains observateurs, sûrement plus lucides, pensent plutôt que l’évêque Grigorije est aujourd’hui la figure la plus populaire et la plus influente de l’opposition démocratique serbe.
Du reste, ces prises de position ne sont pas nouvelles chez lui. En 2013, quand il était à la tête de l’éparchie d’Herzégovine, il avait déjà appelé les fidèles à cesser leurs donations en faveur des constructions religieuses, déclarant : « nous voudrions recommander à tous ceux qui ont eu ou auraient l’intention d’investir de l’argent dans la construction d’églises d’allouer ces fonds à la rénovation ou la construction de crèches, d’écoles ou d’établissements de santé. » Il campe toujours sur ses positions, lançant : « il serait infiniment précieux que nous aidions les hôpitaux et les écoles avec volonté et opiniâtreté. Je n’ai rien contre la construction d’églises ou de basiliques. Comment, du reste, pourrais-je y être opposé ? Je pense juste que nous en avons suffisamment... Et à quoi bon des églises et des basiliques, si c’est pour qu’elles restent vides, faute de fidèles[16]. »
Très engagé dans le dialogue œcuménique, il peut compter sur le soutien de l’évêque Maksim de Californie, probablement aussi sur celui de l’évêque Irinej d’Amérique occidentale, mais son élection représenterait une véritable révolution dans l’Église. Il serait toutefois erroné de réduire de ne voir en l’évêque Grigorije qu’une figure « libérale ». Par sa filiation spirituelle avec l’ancien évêque Atanasije d’Herzégovine, il se relie au grand renouveau de l’Église à la fin du XXe siècle et aux défenseurs résolus du Kosovo, tout comme l’évêque Joanikije Mićović de Budva et de Nikšić, héritier politique et spirituel du défunt métropolite Artemije, qui fait, lui aussi, figure de candidat très sérieux.
Certains commentateurs ont beaucoup glosé sur le fait que Joanikije est le seul évêque avec qui le métropolite russe Hilarion, chef du service des relations internationales du Patriarcat de Moscou se soit entretenu à l’issue des obsèques du patriarche Irinej. A-t-il ainsi reçu la bénédiction de l’Église orthodoxe russe ? Le fait est, en tout cas, que ce relativement jeune évêque, né en 1959 à Nikšić, au Monténégro, jouit aussi d’une grande popularité parmi les fidèles : bras droit du métropolite Amfilohije, il a souvent pris la tête des processions qui ont parcouru les villes du Monténégro tout l’hiver 2020 pour dénoncer la loi controversée sur la liberté religieuse que le régime de Milo Đukanović voulait imposer à toute force, ce qui lui a valu d’être interpellé à plusieurs reprises par la police[17].
Grigorije et Joanikije ont beau être originaires des mêmes régions de montagnes karstiques des confins de l’Herzégovine et du Monténégro, bien des choses les séparent, leurs expériences et leurs visions contrastées du monde ou leurs relations avec l’Église russe. Les présenter comme deux adversaires irréconciliables incarnant, pour le premier, une ligne moderne, œcuménique et « pro-occidentale » et, pour le second, une ligne « radicale » et prorusse serait toutefois commettre une erreur d’interprétation. Les deux se retrouvent dans une commune opposition au régime d’Aleksandar Vučić, et pourraient faire front commun contre le courant « légaliste » qu’incarnent Irinej de Bačka ou Porfirije de Zagreb et Ljubljana. Un « outsider » comme l’évêque Ignatije Midić de Braničevo pourrait d’ailleurs apparaître comme un candidat de « compromis » entre ces deux courants. Né en 1954, professeur très apprécié des étudiants et actuel doyen de la Faculté de théologie de Belgrade, c’est un théologien de haut niveau, dont les travaux s’inscrivent dans la lignée de ceux du métropolite de Pergame Jean Zizoulias. Autre relatif outsider, le métropolite Hrizostom de Sarajevo qui, bien qu’assurant l’intérim du trône patriarcal, n’est pas considéré comme un prétendant sérieux. En froid avec le courant « légaliste », il pourrait toutefois apparaître comme le garant d’un compromis à même de préserver l’unité de l’Église. Le choix de Grigorije risque en effet de ne pas faire consensus au sein de l’Église, tandis que Joanikije, à défaut de prendre la tête de l’Église tout entière, pourrait continuer à veiller à sa destinée au Monténégro.
L’héritage monténégrin
L’évêque Joanikije est entré en 1990 au monastère de Ćelija Piperska, près de Podgorica, après avoir achevé ses études à la Faculté de théologie de Belgrade. Depuis, il n’a plus jamais quitté le Monténégro, assumant la charge de recteur du Séminaire de Cetinje puis d’évêque de Budva et Nikšić. Il a donc été à la fois le disciple d’Artemije et un acteur essentiel de son œuvre de reconstruction de l’Église orthodoxe serbe au Monténégro : quand Amfilohije a pris la tête de la métropolie, en 1990, celle-ci ne comptait guère plus d’une dizaine de prêtres actifs dans le petit pays, contre plusieurs centaines aujourd’hui. Dans le même temps, la vie monastique a été restaurée dans de nombreux monastères, des dizaines d’églises ont été rénovées, une immense basilique érigée dans le centre de Podgorica…
Outre son énergie et son charisme, pendant de son autoritarisme avéré, le métropolite Amfilohije a mené à bien cette œuvre impressionnante grâce à ses relations complexes, mais toujours étroites avec le pouvoir politique – de manière bien symbolique, il est arrivé au Monténégro à la fin de l’année 1990, quelques mois avant que le jeune Milo Đukanović ne devienne Premier ministre, et qu’il est mort quelques semaines après que le Parti démocratique des socialistes (DPS), la formation de ce même Milo Đukanović, aujourd’hui Président de la République, ne perde les élections législatives et ne soit écarté du pouvoir pour la première fois de son histoire.
Au vrai, les relations ont longtemps été excellentes entre le métropolite et les autorités politiques. Au début des années 1990, le DPS était totalement aligné sur la politique de Belgrade, soutenant le nationalisme et les logiques guerrières en Croatie puis en Bosnie-Herzégovine. Défié par les partisans de l’indépendance monténégrine, le métropolite fit appel aux miliciens du redoutable commandant Željko Ražnatović Arkan pour « protéger » le monastère de Cetinje, en janvier 1991. Milo Đukanović rompit en 1996 avec son mentor Slobodan Milošević, s’orientant peu à peu vers une option souverainiste et le rapprochement avec l’Occident. Au printemps 2006, le Monténégro choisit par référendum de restaurer son indépendance perdue en 1918 : hostile à cette perspective, le métropolite Amfilohije ne donna toutefois pas de consignes de vote et cette « neutralité » assumée par l’Église serbe permit sans doute le succès du référendum. Bien évidemment, le métropolite ne manqua pas de monnayer cette précieuse neutralité, obtenant le droit d’étendre le patrimoine bâti de l’Église serbe, tandis que la petite Église orthodoxe monténégrine autocéphale, canoniquement non reconnue, restait confinée dans les marges de la société.
Cette étonnante « symphonie » entre l’Église et le pouvoir politique ne commença à vaciller qu’à la fin des années 2010. Enhardi par la reconnaissance d’une Église ukrainienne autocéphale par le patriarcat œcuménique de Constantinople, définitivement confirmée par le tomos du 5 janvier 2019[18], Milo Đukanović commença à songer à la reconnaissance d’une Église monténégrine, comme attribut supplémentaire de la souveraineté nationale. La petite Église autocéphale entretenait des relations étroites avec le Patriarcat de Kiev du métropolite Filaret, avant que celui-ci ne se voie attribuer une pleine reconnaissance canonique, mais cette Église monténégrine est toujours restée trop marginale pour pouvoir sérieusement prétendre devenir une Église nationale[19]. C’est donc bien avec l’Église serbe et Amfilohije qu’il fallait s’entendre : ce dernier aurait-il pu se rallier à l’option d’une Église monténégrine autonome, dans le giron de l’Église serbe, surtout après la déconvenue de n’avoir pas été élu au trône patriarcal en janvier 2010 ? Si des tractations secrètes ont eu lieu, elles ont vite tourné court[20], et le pouvoir politique s’est finalement décidé pour l’option du bras de fer.
La loi controversée, votée à la fin décembre 2019 par le Parlement monténégrin aurait entraîné la nationalisation de la plupart des possessions immobilières de l’Église serbe, notamment celle de toutes les églises et monastères dont elle ne pouvait par faire fournir d’actes légaux de propriété. Alors que le DPS avait affirmé, lors de son congrès du printemps, que la formation d’une Église monténégrine était une « priorité nationale », il apparaît bien que le régime était décidé à passer outre les réticences du métropolite Amfilohije. Et ce pari a peut-être été le premier perdu par Milo Đukanović depuis le début de sa carrière politique : il a perdu la partie faute d’avoir compris qu’une bonne part des électeurs et même des militants du DPS ne le suivraient pas dans un affrontement avec l’Église orthodoxe serbe.
Celle-ci se retrouve donc dans une position tout à fait inédite. Ses fidèles comme ses détracteurs lui accordent un rôle décisif dans l’échec du DPS aux élections du 30 août 2020 – pour la première et dernière fois de sa vie, le métropolite Amfilohije s’est rendu aux urnes à cette occasion – et le nouveau Premier ministre, Zdravko Krivokapić, investi le 4 décembre, est un croyant assumé. Il a même utilisé le terme de « douze apôtres » pour désigner son cabinet resserré de douze ministres. Les détracteurs de la nouvelle majorité dénoncent donc un gouvernement « clérical », à la solde de l’Église serbe[21], même si le numéro deux du cabinet, Dritan Abazović, issu de la minorité albanaise du Monténégro, dirige le mouvement citoyen URA, membre du parti vert européen et défend des positions très éloignées de celles de l’Église…
De même que l’évêque Grigorije est perçu comme la figure la plus charismatique de l’opposition démocratique en Serbie, le défunt métropolite Amfilohije a joué de facto le rôle de chef de l’opposition monténégrine, faisant tomber le régime de Milo Đukanović. L’Église se trouve cependant face à une situation difficile à gérer dans le petit pays, car un excès d’interventionnisme politique pourrait bien vite se retourner contre elle, tandis que les éternels débats sur une éventuelle autonomie ecclésiale monténégrine, mis pour le moment sous le boisseau, ne tarderont pas à revenir, sous une forme ou une autre. Depuis le décès d’Amfilohije, Joanikije assume l’administration de l’éparchie monténégrine et, s’il n’est pas élu patriarche, il devrait logiquement devenir métropolite du Monténégro et du littoral.
L’élection du nouveau patriarche se place à donc à une croisée d’enjeux multiples, tant politiques que théologiques. Quelles relations avec le pouvoir politique en Serbie ? Quelle place pour l’Église dans un Kosovo qui restera bien sûr indépendant ? Quelle insertion de l’Église serbe dans l’orthodoxie mondiale et le dialogue œcuménique, quelles relations avec la Russie ? Enfin, quelles relations, sur le long terme, entre l’Église serbe et sa métropolie monténégrine ? Sur toutes ces questions, beaucoup de candidats potentiels à la succession du patriarche Irinej assument des positions qui sont loin de faire l’unanimité, laissant craindre un approfondissement des déchirures intérieures de l’Église – à moins, bien sûr, qu’un candidat, peut-être inattendu, ne parvienne à retrouver la voie de l’unité et ne fasse entrer l’Église dans un chapitre nouveau de son histoire.
Jean-Arnault Dérens
Notes
- Entré en conflit avec le Saint-Synode, accusé de malversations financières, l’évêque Artemije avait été mis en retraite d’office. Comme il refusait cette décision et continuait à se prévaloir de sa dignité épiscopale, il avait été accusé de schisme et réduit l’état monastique en novembre 2010. Lire le dossier du Courrier des Balkans « “Affaire Artemije” : l'Église orthodoxe serbe au bord du schisme ? ». ↑
- Milica Čubrilo Filipović, « Serbie : la campagne est ouverte pour la succession du patriarche Irinej », Le Courrier des Balkans, 30 novembre 2019. ↑
- En 1689, les armées autrichiennes s’aventurent jusqu’au Kosovo, avant d’être décimées par le typhus et de devoir battre en retraite en catastrophe, harcelées par les bachi-bouzouks ottomans. Sous la conduite du patriarche Arsenije III Čarnojević, des milliers de Serbes fuient alors le Kosovo et passent dans les territoires habsbourgeois. Le siège patriarcal de Peć fut abandonné, le siège de l’Église devenant la métropolie de Karlowitz (Sremski Karlovci, aujourd’hui dans la province de Voïvodine, au nord de la Serbie). ↑
- Jean-Arnault Dérens, « Balkans: l’Église orthodoxe serbe s’accroche à la “terre sacrée” du Kosovo », Religioscope, 28 avril 2004. ↑
- À la veille de la bataille de Vidovdan, le 28 juin 1389, un ange serait venu visiter le prince serbe Lazar Hrebeljanović, qui dirigeait la coalition des princes chrétiens des Balkans opposés aux Turcs, lui offrant de choisir entre la victoire à la bataille et la royauté terrestre ou bien le royaume des Cieux… Pour des théologiens comme Justin Popović, le choix du prince Lazar détermine la « vocation spirituelle » du peuple serbe dans son ensemble. Lire Miodrag Popović, Kosovo : histoire d’un mythe, traduit du serbe par Christine Chalhoub, Paris, Non Lieu, 2010. ↑
- « Serbie : l'Église orthodoxe contre toute partition du Kosovo », Le Courrier des Balkans, 21 août 2018. ↑
- Sur le sujet, lire le dossier du Courrier des Balkans : « Entre Kosovo et Serbie, l'Union européenne, les États-Unis et le « dialogue » ». Également Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin, « Dans les Balkans, les frontières bougent, les logiques ethniques demeurent », Le Monde Diplomatique, août 2019. ↑
- Belgrade s’arc-boute pourtant toujours sur la résolution 1244 du Conseil de Sécurité des Nations-Unies qui garantit sa souveraineté formelle sur le Kosovo, et le préambule de la Constitution serbe de 2006 spécifie que le Kosovo est « partie intégrante » du territoire national. ↑
- « Kosovo : le père Sava contre le scénario « monstrueux » d'un échange de territoires », entretien avec Milica Čubrilo-Filipović, Le Courrier des Balkans, 27 septembre 2018. ↑
- Milica Čubrilo-Filipović, « Serbie : l'Église orthodoxe au service d'Aleksandar Vučić ? », Le Courrier des Balkans, 21 mai 2019. ↑
- « Théorie de l'évolution : Darwin divise (encore) la Serbie », Le Courrier des Balkans, 9 mai 2017. ↑
- Jean-Arnault Dérens, « L'évêque Maksim, une voix libre au sein de l'Église orthodoxe serbe », Le Courrier des Balkans, 27 juillet 2019. ↑
- Vladimir Simović, « Serbie : l'Église veut mettre au pas les “dissidents” de la Faculté de théologie de Belgrade », Le Courrier des Balkans, 13 novembre 2020. ↑
- Cité par Vladimir Simović. ↑
- Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin, « Pandémie : les communautés religieuses des Balkans face au coronavirus », Religioscope, 22 avril 2020. ↑
- Katarina Živanović, « Serbie : en pleine pandémie, l’État préfère financer l’Église que les hôpitaux », Le Courrier des Balkans, 14 juillet 2020. ↑
- Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin, « Monténégro : ces processions qui font trembler le régime de Milo Djukanović », Religioscope, 11 février 2020. ↑
- Jean-Arnault Dérens, « Balkans : les Églises orthodoxes ressentent l’onde de choc de l’affaire ukrainienne », Religioscope, 22 juillet 2019. ↑
- Jean-Arnault Dérens, « Orthodoxie: l’Église serbe face aux schismes macédonien et monténégrin», Religioscope, 16 juin 2004. ↑
- Jean-Arnault Dérens, « Monténégro: vers une Église orthodoxe réunifiée et autonome? », Religioscope, 29 novembre 2011. ↑
- « Monténégro : très orthodoxe, le nouveau gouvernement passe mal », Le Courrier des Balkans, 9 novembre 2020. ↑