C'est à cette attente qu'a voulu répondre un islamologue québecois, Jean-René Milot, qui enseigne dans deux universités de Montréal. Le titre de son ouvrage, qui s'en tient à un format accessible (144 pages), indique d'emblée la nature de son approche: L'Islam: des réponses aux questions actuelles. Le livre, qui inclut de nombreuses images (en noir et blanc), est subdivisé en questions et réponses: chaque réponse est longue de deux à quatre pages. Il ne contient aucune table des matières avec la liste des questions – ce qui constitue une lacune pour le lecteur désireux de s'orienter rapidement à travers le volume – mais est en revanche équipé d'un bon index en fin de volume.
La volonté de s'adresser au grand public est reflétée dans le choix des questions: s'il décrit les "cinq piliers" de l'islam (pp. 83-86), comme tout ouvrage général d'introduction à la religion musulmane, il accorde une place équivalente à la question de la circoncision et de l'attitude de l'islam face à l'excision (pp. 86-90)
Milot commence par mettre en lumière la diversité du monde musulman. De même, quelques pages plus loin, il s'efforce d'illustrer les différentes perceptions et interprétations de Mohammed: "Bien souvent, ces images nous en disent plus long sur les sentiments de ceux qui les façonnent que sur la réalité du personnage historique qu'a été Mohammed." (p. 20) La présentation de la biographie de celui-ci et de la naissance de la religion musulmane est claire et évite toute polémique. Il remarque avec pertinence que l'approche d'une telle figure est, en contexte culturel chrétien, "définie plus ou moins consciemment par la figure de Jésus-Christ" (p. 25).
De même, la présentation du Coran, de son émergence, de la fixation du texte coranique et des controverses autour de celui-ci ("versets sataniques", "versets abrogeants" et "versets abrogés") est très lisible par toute personne désireuse de s'informer. "Au delà de son aspect touffu et déroutant, le Coran propose une vision cohérente du monde et de la destinée humaine" (p. 33), que l'auteur synthétise. Milot résume ensuite adéquatement les différentes attitudes musulmanes face aux "méthodes modernes d'interprétation des textes, en particulier celles mises en œuvre par les exégètes de la Bible", pour une éventuelle application au texte coranique (p. 41).
Refusant la tentation de classer chaque musulman dans une catégorie plus ou moins abstraite" et voyant plutôt dans les musulmans contemporains "des individus qui sont sollicités par diverses tendances sans nécessairement se cantonner dans une seule" (p. 101), l'auteur introduit plusieurs distinctions, à commencer par celle entre islam et islamisme, le second terme étant utilisé aujourd'hui (après avoir désigné parfois la doctrine de l'islam chez des auteurs plus anciens) pour caractériser "une idéologie particulière qui découpe à même l'islam certains éléments de croyances et de pratiques pour en faire un outil au service d'une cause politique" (p. 12), et débouchant notamment de renversements des régimes existants pour les remplacer par un "Etat islamique". Cependant, en rangeant ensuite en une seule phrase sous l'étiquette "islamiste" tant l'Iran de Khomeyni que les talibans d'Afghanistan, l'auteur prend le risque d'une simplification qui peut amener le lecteur à ne pas prendre conscience de la diversité des manifestations de l'islamisme; le lecteur devine d'ailleurs immédiatement que l'auteur n'éprouve guère de sympathie pour ces courants, et moins encore pour leurs expressions les plus radicales:
"Ces extrémistes tentent de faire croire qu'il n'y a qu'un seul vrai islam, le leur. On a pourtant des raisons de croire qu'il y a toujours eu dans le passé et qu'il y a encore aujourd'hui plusieurs islams, mais que le leur ne s'y trouve pas, quoi qu'ils en disent." (p. 93-94)
Plusieurs auteurs s'efforcent aujourd'hui de procéder à une telle distinction radicale entre islam et extrémisme islamique, en déniant à ce dernier toute légitimité islamique, car c'est bien sûr dans sa capacité à prôner des causes ayant une résonance dans des cercles musulmans plus larges que réside le danger de manifestations du radicalisme islamique aux yeux de stratèges occidentaux. La démarche d'experts n'appartenant pas à une tradition religieuse et décidant ce qui est "authentiquement" musulman, hindou, chrétien, etc., revêt cependant toujours une dimension problématique: il est certes possible d'établir des critères, mais, finalement, cela relève avant tout de débats internes au monde musulman.
D'ailleurs, Milot a conscience de ces problèmes: il s'interroge pour savoir s'il est possible d'aborder l'islam avec objectivité dans le contexte actuel. Il approche cette question avec une modestie de bon aloi: il souligne que les résultats de l'observation sont rarement "neutres" du fait du profil de chaque chercheur, et en outre toujours sujets à interprétation. Dans le cas de l'islam, la question est encore compliquée par l'histoire des relations entre islam et christianisme. Il affirme vouloir favoriser une approche certes extérieure, mais empathique, "en essayant de comprendre plutôt que d'évaluer, sans pour autant renoncer à mettre en question certains aspects de la croyance, souvent ceux-là mêmes que beaucoup de croyants musulmans remettent aussi en question" (p. 16).
(Il est bon que des chercheurs précisent ainsi leur approche et leurs présupposés. Les rédacteurs de Religioscope lisent ces lignes avec d'autant plus d'attention que la façon d'approcher les religions dans le monde contemporain est au cœur des réflexions qui ont conduit à la naissance du présent site. Celui-ci aimerait favoriser une approche respectueuse du fait religieux, sous toutes ses formes et dans toutes ses tendances, mais en conservant distance et indépendance. Le projet de Religioscope n'est pas de porter un jugement sur tel ou tel courant religieux, mais d'équiper ses lecteurs en leur fournissant des clés pour comprendre, en leur permettant d'évaluer eux-mêmes les faits religieux auxquels ils s'intéressent ou auxquels ils se trouvent confrontés. C'est une marche sur un fil très fin, sans qu'il soit toujours aisé de trouver l'équilibre, mais tel est l'idéal qui voudrait guider le présent site.)
Pour en revenir au livre de Milot, il privilégie l'approche historique, la mise en contexte pour comprendre l'émergence et de le développement de l'islam. Il tend à mettre l'accent sur l'évolution et la structuration progressive du message islamique, au fil de l'évolution de la communauté et de ses besoins durant les premiers siècles de son existence. Quand il explique la genèse des hadith, les récits sur les dires et les faits du prophète transmis par la tradition musulmane, il explique comment des experts musulmans des premiers siècles, à l'instar du célèbre Bokhari, s'efforcèrent de procéder à un tri en fonction du degré d'authenticité, en écartant ceux qui relevaient de la "pieuse fabrication", puis il commente:
"La carrière hasardeuse des hadith est sans doute un sujet de cauchemar pour l'historien préoccupé de savoir exactement qui a été Mohammed et ce qu'il a fait. Mais pour celui qui cherche à comprendre de quoi est fait l'islam vécu actuellement, l'émergence des hadith représente un lieu privilégié de l'interaction entre la croyance et l'histoire religieuse. Le phénomène des hadith témoigne éloquemment de l'instinct d'adaptation à divers milieux socioculturels qui a été celui des premiers siècles de l'islam, de la capacité qu'avaient les musulmans de concilier la croyance en un absolu et les contingences d'un vécu historique." (pp. 56-57)
Il insiste sur le rôle joué par la tradition du prophète "dans la mise en œuvre historique de l'islam": selon l'auteur, "à partir du même Coran, on aurait pu connaître d'autres formes d'islam" (p. 57). Cela ouvre bien sûr – et Milot en est conscient – de redoutables débats. Mais une telle perspective a aussi le mérite de suggérer qu'une évaluation de l'islam à coup de citations de versets coraniques, pour démontrer (sur des modes variés selon les points de vue des auteurs) que "l'islam" engendrerait inévitablement telle ou telle attitude, est plutôt vaine, ou en tout cas étroite. L'auteur souligne judicieusement que la lecture du Coran peut inspirer des attitudes très différentes et contradictoires (p. 104).
Milot souligne l'extrême créativité de l'effort d'élaboration de la loi islamique: le Coran, souligne-t-il, contient peu de prescriptions légales, la loi islamique a donc été mise en place "pour combler les zones de vécu qui n'étaient pas couvertes par le Coran" (p. 58), en intégrant et islamisant des éléments de différentes origines en accord avec les grands principes établis par le Coran. A lire de telles réflexions, le lecteur retire l'impression d'un potentiel de souplesse dans l'évolution du droit islamique: cependant, il y a divergence entre ceux qui la voient comme fixée de façon immuable et ceux qui, au contraire, entendent "ranimer l'esprit de créativité qui avait permis aux juristes des premiers siècles de produire ce contenu en islamisant les pratiques qu'ils empruntaient de façon sélective aux cultures et aux sociétés ambiantes" (p. 63). Il n'est pas difficile de deviner lequel des deux "camps" a les faveurs de l'auteur...
Il explique aussi les différences entre la loi islamique et la conception courante occidentale du domaine légal: la loi islamique englobe aussi des domaines qui – dans l'approche occidentale – "relèvent de la théologie et de l'éthique" (p. 60). Mettre en lumière cette réalité aide déjà à dissiper quelques malentendus. Ce qui n'empêche pas Milot de souligner quelques pages plus loin les problèmes de compatibilité entre droit islamique et chartes modernes du droit issues de la réflexion des juristes occidentaux.
L'islam tel qu'il est et non pas nécessairement tel qu'il est imaginé ou "devrait" être: telle est la perspective offerte par ce petit volume dont il faut saluer la clarté d'expression et le refus de tout jargon. A ce titre, il répond donc à son objectif et propose, pour un grand public qui ne connait de l'islam que les échos de l'actualité, une introduction accessible et s'efforçant à la compréhension plus qu'à la polémique, même si l'approche de l'auteur n'est bien sûr pas celle d'un musulman. Introduction à l'islam, mais pas à l'islamisme: pour une approche de ce dernier, le lecteur devra consulter d'autres ouvrages.
Jean-René Milot, L’Islam: des réponses aux questions actuelles, Montréal, Ed. Québec Amérique, 2004 (réimpression 2005), 144 p.