Cette analyse est présentée dans un document de 24 pages, publié – en anglais et en français – par l'organisation Human Rights Watch (HRW). Ses auteurs sont deux membres de l'organisation, Jean-Paul Marthoz et Joseph Saunders.
Que constatent-ils? Ils voient de plus en plus de désaccords diviser communautés religieuses et "mouvement des droits humains". Ils en donnent pour exemple les débats dans certains pays sécularisés sur le "foulard islamique", qui a divisé les défenseurs des droits humains et montré en même temps que, derrière les principes que l'on entend défendre, il y a souvent aussi des présupposés idéologiques.
Comme l'a fait remarquer un activiste chrétien pour la liberté religieuse, Lawrence Uzzell (IRFW), dans un article qu'il a consacré au rapport de HRW, il y a une simplification dans l'étiquette "mouvement des droits humains", qui laisserait supposer qu'il s'agit d'un "credo unique plutôt que d'une série d'idéologies favorables à la liberté et sérieusement en désaccord les unes avec les autres". Mais le problème soulevé existe bel et bien. Il était d'ailleurs déjà apparu à plusieurs reprises, par exemple à travers les tentatives de produire des déclarations islamiques sur les droits de l'homme, distinctes de la Déclaration universelle, perçue par certains milieux comme reflet d'un impérialisme de la pensée occidentale.
Marthoz et Saunders mettent en évidence les défis présentés par la réaffirmation de religions dans l'espace public dans de nombreuses régions du monde. Or, beaucoup de militants des droits humains, inspirés par des idéologies séculières ou héritiers de la philosophie des Lumières, se trouvent déconcertés par cette réalité et bousculés par les attitudes de communautés religieuses face à des questions telles que les droits reproductifs, le mariage d'homosexuels, les débats sur le blasphème ou la critique envers les religions, etc.
Il existe également un "malaise certain" dans différents secteurs du "mouvement des droits humains" sur la question de savoir ce qui est religion légitime ou non, comme on a pu le voir dans les débats sur la question des sectes.
C'est le mérite de Marthoz et Saunders de commencer par un petit rappel historique: contrairement à ce que croient certains militants des droits humains, la religion a été – au moins autant que des philosophies séculières – un moteur de campagnes pour ces droits et pour la justice. Ils en fournissent plusieurs exemples. Ils ont aussi conscience de cette "ambivalence du sacré" qu'avait évoquée R. Scott Appleby dans un ouvrage du même titre publié en anglais en l'an 2000: même si les religions sont invoquées dans plusieurs conflits, elles n'en apparaissent de loin pas toujours comme la cause profonde et possèdent également des ressources pour contrer la spirale des hostilités.
Les auteurs notent des convergences avec les défenseurs des droits humains sur de "nombreux objectifs" dans les années 1970 et 1980, d'autant plus que la religion était perçue comme un facteur non menaçant et plutôt déclinant. Il demeure d'ailleurs de nombreux thèmes communs qu'associations laïques de défense des droits humaians et groupes religieux défendent ensemble. Mais le "retour en force de la religion" est venu attiser des tensions.
En outre, dans ce contexte, des Etats ont pris le parti d'utiliser la religion pour consolider leur pouvoir, créant des problèmes supplémentaires (y compris pour les croyants qui n'adhèrent pas à la ligne religieuse promulguée par le pouvoir, d'ailleurs). En outre, l'affaire Rushdie et d'autres par la suite sont apparues comme des tentatives de limiter la liberté d'expression au nom de dogmes religieux. Les auteurs prennent soin de choisir des exemples qui ne se limitent pas à la sphère musulmane pour appuyer leur analyse.
A lire l'énumération des points conflictuels, le lecteur du rapport a le sentiment que les divergences tournent principalement autour de trois ensembles de thèmes: la liberté d'expression et les limites à apporter à celle-ci si elles offensent des sentiments religieux; les droits des femmes; la morale sexuelle.
Le texte soulève une autre question importante, d'ailleurs pas seulement pour les défenseurs des droits humains: faut-il travailler avec les tendances qui se trouvent qualifiées de "fondamentalistes"? Là encore, Marthoz et Saunders s'efforcent de dépassionner le débat sans éviter les difficultés, en notant par exemple les convergences qui peuvent exister avec l'engagement de "fondamentalistes" dans le domaine social. Même des manifestations d'"indignation sélective" (favorisant des croyants de même orientation) peuvent utilement venir appuyer des initiatives positives pour aider des victimes de conflits, par exemple. Bien sûr, le problème se complique quand existe un recours à la violence de la part d'organisations se réclamant d'idéaux religieux.
Les auteurs examinent assez longuement les exemples du débat autour du "foulard islamique" en France et en Turquie. Ils n'hésitent pas à soulever ensuite des questions difficiles (et autocritiques), à savoir dans quelle mesure le mouvement des droits humains ne se montre-t-il pas dans certains cas "impérialiste", enclin à vouloir remplacer par un humanisme les croyances religieuses? Ils mettent en garde contre les risques d'ignorer ou de mépriser les croyances religieuses, de les lire uniquement à travers des lunettes et un projet séculiers.
Marthoz et Saunders encouragent donc à "essayer de légitimer les normes des droits humains dans les religions et non parallalèlement aux religions ou contre elles" – sans hésiter pour autant à faire entendre une voix différente et sans sacrifier les principes au nom d'une bonne entente avec les communautés religieuses.
L'étude suggère qu'il importe de "défendre plus vigoureusement la liberté religieuse et les droits des croyants dans les sociétés tant laïques que religieuses" et en même temps de "s'opposer aux pressions émanant de groupes religieux qui cherchent à diluer ou à supprimer les droits garantis" parce que ceux-ci entrent en conflit avec leurs croyances.
De façon informée et nuancée, ce rapport a le mérite d'aborder en un nombre de pages limité plusieurs questions délicates. Il témoigne en même temps des transformations de la place des religions et de la perception de celles-ci dans l'environnement international contemporain: les communautés religieuses se trouvent aujourd'hui reconnues comme des acteurs avec lesquels il faut compter.
Le document La religion et le mouvement des droits humains peut être téléchargé comme fichier PDF (238 kb) à partir du site de Human Rights Watch. Il existe également en anglais.