Actuellement responsable de l'antenne de l'Institut Français d'Etudes Antaoliennes (IFEA, ) à Bakou, en Azerbaïdjan, Bayram Balci a publié une enquête - fruit d'années de travail de terrain - sur la vaste réseau d'écoles fondées à travers l'Asie centrale par des admirateurs de Fethullah Gülen. S'agirait-il d'une nouvelle forme de mission musulmane en Asie centrale? d'un vecteur de l'influence de la Turquie? Entretien avec Bayram Balci pour découvrir ce phénomène, autour de son livre Missionnaires de l'Islam en Asie centrale: les écoles turques de Fethullah Gülen (Paris, Maisonneuve & Larose, 2003).
Religioscope - Comment votre intérêt pour ce sujet est-il né?
Bayram Balci - J'ai commencé à travailler sur le sujet par pur hasard. Quand je suis arrivé il y a quelques années en Asie centrale dans le cadre de ma thèse, j'étais parti pour travailler sur l'ensemble de la coopération et des relations entre la Turquie et les républiques turcophones d'Asie centrale. Par hasard, j'ai découvert qu'il y avait des écoles dont certains me disaient qu'elles étaient turques. Mais je ne savais pas trop ce que c'était. J'ai donc essayé de comprendre ce qu'étaient ces écoles.
Je dois reconnaître qu'à l'époque je savais à peine ce que recouvraient les termes de Fethullah Gülen ou de Saïd Nursi. Petit à petit, quand j'ai découvert la réalité de ces écoles, j'ai décidé de les prendre comme sujet de recherche pour ma thèse. Ensuite, pour pouvoir travailler sur le phénomène, j'ai eu du mal à établir quelques contacts solides avec eux. J'ai dû aller en Turquie, à Istanbul, pour trouver des appuis assez solides. Ensuite, grâce à ces appuis et à ces informations sur le mouvement, son histoire et son idéologie, je suis retourné en Asie centrale. C'est à ce moment que je me suis mis à étudier le mouvement de façon sérieuse.
Pour situer dans le temps, j'ai eu mon premier contact avec l'Asie centrale en octobre 1995. Mais pendant la première année, je n'ai pas travaillé sur le sujet des Fethullahci: j'ai uniquement pris quelques contacts. Je ne me suis réellement mis à travailler qu'en novembre 1996 à Tachkent.
Religioscope - Nombre de nos lecteurs ne sont pas familiers avec les personnes de Saïd Nursi et de Fethullah Gülen. Qui était Saïd Nursi, et qui est Fethullah Gülen par rapport à l'héritage de Saïd Nursi?
Bayram Balci - Je ne vais pas trop m'étendre ni sur la personnalité ni sur les idées de Saïd Nursi et de Fethullah Gülen, car il existe déjà un excellent entretien à ce sujet - certes en anglais - paru dans Religioscope.
Pour résumer, Saïd Nursi est un des grands penseurs islamiques. Il est né en 1876 à l'est de la Turquie. Il est marqué voire même traumatisé par la fin de l'empire ottoman et les débats idéologiques de l'époque autour de cette fin. Il est aussi très fortement imprégné par l'enseignement traditionnel de la madrasa à l'est de la Turquie. Petit à petit, il crée autour de lui un cercle de disciple. Sur plusieurs décennies, le mouvement se structure à travers tout le pays, dans une situation légale ou semi-légale selon les périodes. A la mort de Nursi, le mouvement éclate en plusieurs tendances mais, paradoxalement, il se développe aussi. En effet, les débats s'enrichissent et les idées du mouvement sont diffusées à travers tout le pays et même exportées à l'étranger.
Pour ce qui est de Fethullah Gülen, il se présente souvent comme un élève, un héritier de Saïd Nursi, bien que les deux personnages ne se soient jamais rencontrés. Fethullah Gülen est né en 1938 à l'est de la Turquie. Au début de sa carrière, on sent qu'il est très imprégné des idées de Saïd Nursi. Il a visiblement lu l'œuvre fondamentale de Saïd Nursi qui est la Risale-i-Nur, une exégèse du Coran de plus de 6000 pages. Cependant, si Fethullah Gülen est proche des idées de Saïd Nursi, il crée aussi un mouvement qui lui est spécifique.
Religioscope - Qu'est-ce que ce mouvement autour de Fethullah Gülen? S'agit-il plutôt d'un mouvement de réforme de l'islam ou d'un mouvement éducatif?
Bayram Balci - Je ne crois pas que Fethullah Gülen avait l'ambition de vouloir réformer l'islam. Il se considère comme un grand intellectuel, mais il n'a pas la prétention de réformer l'islam. Mais on constate chez lui, tout comme chez Saïd Nursi, une volonté de participer à la conciliation entre la modernité, l'époque contemporaine, l'évolution de la société et l'islam. On sent chez lui un besoin d'interpréter l'islam selon un contexte et selon des besoins contemporains, une volonté de se présenter comme un nouveau mujtahid, un interprète de l'Islam selon les besoins contemporains des musulmans. Il prend conscience du fait qu'à une époque donnée, l'époque contemporaine, on ne peut donner une interprétation de l'islam d'une autre époque, par exemple de celle du Prophète. Il faut la moderniser. Dans la même lignée, Fethullah Gülen accorde beaucoup d'importance à concilier la science, la modernité, la contemporanéité et l'islam.
Religioscope - Cela signifie-t-il que Fethullah Gülen s'adresse plutôt à un public intellectuel?
Bayram Balci - Je pense qu'à l'origine, dans les années 70 quand il se crée dans la banlieue d'Izmir, le mouvement est assez élitiste et intellectuel. Par la suite, le mouvement s'est développé, est devenu encore plus intellectuel, mais il a eu tellement de succès qu'il a attiré dans ses rangs des gens d'un moindre niveau intellectuel.
Je ne dis pas ça dans un esprit péjoratif! Le mouvement s'est tellement popularisé et implanté dans tout le pays qu'il a attiré des gens sans grande formation intellectuelle. A l'heure actuelle, on trouve aussi bien des gens très cultivés ayant fait des études supérieures que des gens de la classe moyenne ou des gens de la catégorie basse de la société turque dans le mouvement. En revanche, dans les pays d'Asie centrale et du Caucase où il s'implante depuis quelques années, implantation que j'évoquerai plus en détail tout à l'heure, le mouvement est nettement plus élitiste. Les gens éduqués, ouverts sur l'extérieur et qui ont une certaine aisance matérielle en font partie.
Religioscope - Le mouvement semble mettre beaucoup l'accent sur l'éducation, vous avez déjà mentionné que Saïd Nursi avait été très marqué par le milieu des madrasas mais, finalement, le mouvement se distancie du modèle des madrasas tout en accordant une importance centrale à l'éducation. Et cela déjà chez Saïd Nursi et probablement plus encore chez Fethullah Gülen...
Bayram Balci - Dans le domaine éducatif, le lien qu'on peut trouver entre les deux personnages, c'est effectivement le rapport à la question éducative. Déjà de son vivant, Saïd Nursi disait qu'il faudrait enseigner les sciences modernes dans les madrasas et enseigner la religion dans les écoles modernes, pour qu'il y ait une sorte d'harmonie entre la modernité et l'islam. C'est même une obsession chez eux!
Dans le cas de Fethullah Gülen, on retrouve cette idée, mais elle est assez peu mise en application, dans le sens où ils vont donner la priorité à la création d'écoles modernes. Dans ces écoles-là, la priorité n'est pas de diffuser un enseignement religieux, mais un esprit moderne. Et en-dehors de l'école, une fois que les gens ont assimilé les sciences modernes, on entend leur donner un minimum d'éducation religieuse pour qu'ils puissent concilier à la fois la modernité et leur foi islamique.
Religioscope - En Turquie même, que représente ce réseau d'écoles de Fethullah Gülen?
Bayram Balci - C'est très difficile à dire, parce qu'aucune frontière précise ne définit les contours du mouvement. C'est vraiment très flou: il y a différents degrés d'appartenance. On peut être un militant actif, quelqu'un qui ne fait que diffuser les idées de Fethullah Gülen, on peut être un sympathisant, on peut être quelqu'un qui s'engage de temps en temps, etc. Tout cela pour dire qu'il est très difficile d'évaluer le nombre exact de membres du mouvement. A partir du moment où le mouvement n'est pas une sorte de parti politique, d'association avec une carte de membre, il est difficile de déterminer le nombre exact de ceux qui y adhèrent.
Une chose est sûre: le mouvement est très populaire en Turquie. Dans toutes les villes, on trouve des associations, des hommes d'affaire, des étudiants, des écrivains qui vouent un certain respect à Fethullah Gülen et à ses idées. S'il faut donner des chiffres - même si je n'aime pas ça - on dit qu'il y a entre six et huit millions de personnes qui sont assez proches (à différents degrés) de ses idées.
Religioscope - Venons-en à l'Asie centrale. Pour comprendre la présence du mouvement de Fethullah Gülen en Asie centrale, nous devons commencer par comprendre ce qui s'est produit de façon générale en Asie centrale avec l'effondrement du système soviétique: ce fut tout à coup l'ouverture pour la Turquie d'un monde avec lequel elle partageait certaines affinités par la langue et par l'histoire. Donc vers l'Asie centrale se dirigèrent de nombreux groupes d'orientation islamique, à la chute du système soviétique. J'imagine que ces groupes agirent dans le désordre en explorant les possibilités offertes par ces régions?
Bayram Balci - Tout à fait. En général, quand j'évoque les premières relations entre le phénomène Fethullah Gülen et l'Asie centrale, j'insiste sur le fait que le mouvement a connu trois décennies importantes.
La première décennie, ce furent les années soixante-dix, la formation, l'émergence du mouvement. Les années quatre-vingt représentèrent la décennie de son renforcement à travers la Turquie: à ce moment, en Turquie, on passa d'un système économique dirigiste à un système économique libéral. Cette situation favorisa le développement de toutes les organisations religieuses, parce qu'elles eurent la possibilité de lier la foi à l'esprit business, économique. Dans le cas de Fethullah Gülen, cela a été important parce que cela leur a permis de créer des associations éducatives, culturelles, économiques, etc.
Après les années quatre-vingt-dix, le mouvement s'est développé à travers tout le pays et il est arrivé à un sommet. Arrivé à ce point, on aurait dit qu'il ne savait plus quoi faire. Fethullah Gülen utilise la métaphore du poussin: il y a un petit poussin qui est encore dans sa coquille, à un moment, il est en train d'émerger, il n'a plus de possibilité de rester à l'intérieur. Alors avec son bec, il frappe sur la coquille et si on revient à Fethullah Gülen, ce moment coïncide avec l'éclatement de l'URSS. Cela représenta une excellente occasion. J'ignore à quoi ressemblerait le mouvement sans l'éclatement de l'URSS. Grâce à cela, le mouvement a pu trouver le moment de respirer et de s'ouvrir sur l'extérieur. Cela lui a permis de canaliser le trop-plein, le capital d'énergie qu'il avait, vers les Balkans et surtout en Asie centrale, qui est une région très importante pour le mouvement.
Religioscope - Mais les disciples de Fethullah Gülen arrivaient en Asie centrale en même temps que toute une série d'autres mouvements turcs avec des fortunes diverses d'ailleurs.
Bayram Balci - D'abord, il faut comprendre que, pendant la période soviétique, les groupes ou les tendances turques qui avaient un intérêt pour l'Asie centrale étaient surtout les mouvements nationalistes panturquistes et un peu les islamistes. Quand il y a eu l'indépendance, et donc la mise en phase avec la réalité, les islamistes se révélèrent beaucoup plus efficaces pour réaliser quelque chose que les milieux panturquistes.
Effectivement, il n'y a pas eu que le mouvement de Fethullah Gülen à vouloir s'implanter en Asie centrale, il y en a eu d'autres. Il se trouve cependant que le mouvement de Fethullah Gülen était le mieux préparé, apte à être performant en Asie centrale. Pourquoi? Parce qu'ils avaient déjà en Turquie une excellente expérience de la conciliation, du mariage entre l'entreprise et l'école, entre le commerce et les études, entre le profit et la science C'est ce qu'il fallait pour l'Asie centrale, c'est-à-dire l'alliance entre les entreprises économiques, le commerce, le business et un projet éducatif, cela a facilité leur implantation en Asie centrale. C'est vrai qu'ils ont été beaucoup plus capables que les groupes, confréries et autres de s'implanter en Asie centrale.
Religioscope - Par où sont-ils arrivé en Asie centrale? Dans tous les pays simultanément ou y a-t-il eu un point d'entrée?
Bayram Balci - Je crois que d'abord ça a été l'Azerbaïdjan. C'était un pays plus proche, il s'est ouvert tôt, linguistiquement, c'est voisin - et puis la mémoire des liens était plus fraîche, parce que les immigrés de l'Azerbaïdjan en Turquie étaient nombreux et bien organisés. Mais ensuite, ce fut l'Asie centrale. Il n'y a pas eu d'ordre. Au début, c'était un peu l'aventure. Ils sont arrivés dans un pays pour voir ce que ça donnerait.
Ils sont arrivés en Ouzbékistan d'abord, parce que c'est un grand pays. Dans l'histoire du monde musulman, c'est un des berceaux de la culture musulmane. Il y a des sites historiques, des centres culturels, intellectuels très importants: Samarcande, Boukhara, Khiva. Il faut aussi souligner qu'à l'époque, le contexte était favorable pour plusieurs raisons. D'abord, parce que l'image de la Turquie était très bonne; ensuite parce qu'il y avait beaucoup d'attentes de la part de la Turquie. On nourrissait beaucoup de fantasmes sur les retrouvailles. Pour l'Ouzbékistan, à l'époque, la Turquie était un pays très important. De ce fait, ils ont vraiment accueilli à bras ouvert les missionnaires. Je reviendrai d'ailleurs sur ce terme plus tard car au départ l'esprit missionnaire n'apparaissait pas dans le comportement et les intentions de ces éducateurs anatoliens.
Ce qui a fait la force du mouvement, c'est que ses représentants ont su créer des liens de jumelages comme cela existe en Europe entre différentes villes. Mais ces jumelages ne portaient pas vraiment leur nom. Des associations d'hommes d'affaires proches de Fethullah Gülen d'une ville ou d'un quartier d'Istanbul décidaient de s'occuper d'une région précise comme Boukhara, Tachkent, Achkhabad ou Bichkek. A partir de là, ils
se disaient: en nous appuyant sur les entreprises que nous avons développées ici, nous allons essayer de créer une ou deux écoles. Après quelques années, notre rôle consistera à faire en sorte que l'école fonctionne. C'est de cette façon que cela a démarré. Après, ils ont mieux connu l'Asie centrale, ils ont su tisser des liens beaucoup plus forts, profonds avec les régions et les responsables d'Asie centrale. C'est ainsi qu'ils ont renforcé leur réseau d'écoles dans toutes ses villes d'Asie centrale.
Religioscope - Voyons d'un peu plus près à quoi ressemblent ces écoles. Il ne faut apparemment pas imaginer des écoles islamiques avec un mosquée, des gens qui interrompe??raient les cours lors de la prière. C'est un autre modèle d'école.
Bayram Balci - Ces écoles n'ont pas été créées à partir de rien. Elles avaient déjà un équivalent en Turquie qui s'appellent les Fen Liseleri, c'est-à-dire les écoles ou lycées scientifiques. Ce sont de grands lycées privés en Turquie qui sont des usines à bachotage, même si le terme est péjoratif en français. Ce sont des lycées où on travaille comme des fous, du matin au soir, un peu à la japonaise; on y prépare les élèves de façon très efficace afin de leur permettre de réussir leurs examens et concours d'entrée à l'université.
A partir de ces exemples-là, le mouvement Fethullah Gülen est arrivé en Asie centrale pour créer des écoles semblables. Dans ces écoles, et j'insisterai bien sur ce point-là, la priorité des priorités était de dispenser un enseignement moderne, pour que les étudiants puissent réussir leurs examens universitaires. La priorité est donc donnée à des matières scientifiques comme la physique, la biologie, l'économie, informatique, etc. L'enseignement se fait en turc et en anglais. L'anglais est très important: c'est ce qui a fait que ces écoles sont devenues très populaires et très demandées, et finalement ont réussi leur implantation en Asie centrale.
Religioscope - Qui enseigne dans ces écoles? Recrute-t-on essentiellement des enseignants locaux coordonnés par un responsable envoyé par le mouvement? Ou y a-t-il de nombreux enseignants turcs? Ces enseignants sont-ils payés ou sont-ils bénévoles? Comment tout cela fonctionne-t-il concrètement?
Bayram Balci - Dans chaque école, en gros (telles que les choses se présentaient en tout cas il y a quatre ou cinq ans), la moitié des professeurs est turque et l'autre moitié est locale, indigène, c'est-à-dire ouzbèke, kazakhe, kirghize, etc.
Le recrutement en Turquie se fait selon des critères précis. Il faut que ce soit quelqu'un si possible qui soit du mouvement ou dans sa mouvance. Si on ne trouve personne du mouvement, on va essayer de trouver quelqu'un de compétent mais qui ne soit pas non plus étranger aux idées du mouvement. Cette personne doit avoir un minimum de respect pour l'islam, pour les valeurs traditionnelles, qui soit serviable, qui soit apte à diffuser les idées du mouvement. Mais la priorité est quand même qu'elle soit capable d'enseigner dans sa matière de spécialisation comme la biologie, les mathématiques, le turc, etc. Une fois que ces personnes recrutées arrivent sur place, elles sont prises en charge par l'entreprise qui les forme avant de leur confier des responsabilités à part entière.
Religioscope - Existe-t-il dans le curriculum un enseignement religieux du type catéchisme?
Bayram Balci - Nous abordons ici une question vraiment fondamentale: quelle est la place de la religion dans le mouvement en Asie centrale? En principe, dans ces écoles, il n'y a pas d'enseignement religieux. Par contre, il peut y avoir un enseignement d'histoire des religions. Ils sont supposés enseigner l'ensemble des religions mais c'est souvent l'islam qui est enseigné. Mais cela n'est pas systématique, on ne retrouve pas ce modèle dans toutes les écoles. Je dirais que les idées du mouvement circulent d'une autre manière.
En fait, toutes les écoles n'ont pas le même fonctionnement. Dans certaines écoles, en fonction du contexte, du pays, du tempérament, etc., on peut ou pas, en dehors des heures de cours, diffuser un enseignement religieux. Généralement, cela se fait en dehors des heures d'école. Toutes ces écoles fonctionnent selon un système d'internat. Ce sont dans ces résidences pour étudiants que l'on donne un enseignement de manière subtile. On ne force pas les étudiants. On essaie de les préparer de façon très douce pour leur inculquer un savoir religieux ou une attitude religieuse pour qu'ils respectent l'islam, qu'ils fassent la prière, le ramadan, etc. J'insiste sur le caractère total voire totalisant du système éducatif dans ces écoles, je veux dire par là qu'il y a un encadrement total et permanent de l'élève: du matin au soir, à l'école la journée, au dortoir après les cours, les élèves sont encadrés. Cet encadrement permet une meilleure transmission du message et un meilleur «modelage» de l'enfant. Le même type d'encadrement existe dans des écoles en Europe, chez les congrégations, mais aussi dans l'armée même si la comparaison est un peu excessive.
Cela se fait donc de manière très souple; généralement, ce sont beaucoup plus les tuteurs que les professeurs qui donnent cet enseignement. Je tiens à expliquer cela de façon précise. Dans chacune de ces écoles, il y a des tuteurs qui sont des étudiants qui viennent de Turquie pour étudier en Asie centrale. Ils sont inscrits dans une université centre-asiatique. Ils dorment dans les mêmes dortoirs que les élèves. Ils ont pour tâche de les assister dans leurs devoirs ainsi que de les aider à régler leurs problèmes personnels. En contrepartie, le mouvement s'occupe de les héberger, de payer leur scolarité, etc. C'est ainsi que cela marche.
Religioscope - Donc ce sera plutôt par des contacts personnels que formellement que va se donner cette communication d'un savoir et d'aptitudes religieuses?
Bayram Balci - Tout à fait. Il existe plusieurs manières pour le mouvement de diffuser ses idées religieuses. J'ai eu l'occasion de l'expliquer à plusieurs reprises. La question est assez complexe. Fethullah Gülen et son mouvement ont une méthode très particulière pour diffuser ses idées.
En général, la méthode prônée par Fethullah Gülen et ses disciples n'est pas de faire du prosélytisme au sens classique du terme, c'est-à-dire la da'wa dans le sens de tabligh. Je me rappelle avoir lu quelque part - et je l'ai aussi entendu de la bouche d'un disciple - que la priorité de nos jours n'est pas de faire le tabligh. Le tabligh est une mauvaise méthode selon Fethullah Gülen et les siens parce qu'elle est classique, qu'elle a déjà été utilisée par tout le monde. Enfin, elle a le désavantage de créer un complexe, une mauvaise relation entre celui qui sait et celui qui ne sait pas. Selon le modèle du tabligh, un savant vient pour apprendre la religion à des novices, à des gens qui ne connaissent pas bien la réalité des choses pour leur apprendre la religion. Ce qui crée un complexe d'infériorité entre celui qui sait et celui qui ne sait pas.
De ce fait, Fethullah Gülen estime que ce système n'est pas efficace. Il propose une autre méthode qu'il appelle le temsil. Ce terme vient de la même racine en turc et en arabe, mathala, mithal, qui donne misal en turc et signifie l'exemple. Fethullah Gülen conseille à ses étudiants, à ses disciples, à ses professeurs, à ses tuteurs d'être, en Asie centrale, de véritables exemples pour la société d'accueil. Ils doivent donc ne pas fumer, ne pas boire, respecter les aînés, respecter les ancêtres, aimer le pays, aimer la patrie, être propres, faire leurs prières, faire le ramadan. De ce fait, s'ils ont un comportement exemplaire, automatiquement, les gens viennent vers eux. Ils se disent: si ces disciples sont si bien et que tout marche bien pour eux, pourquoi ne pas les suivre? C'est comme ça que les disciples de Fethullah Gülen créent l'envie, le désir chez les gens d'Asie centrale d'aller vers le mouvement et de se laisser influencer par ses idées et son fonctionnement.
Religioscope - Il s'agit donc d'un prosélytisme par l'exemple mais un prosélytisme qui s'adresse à des gens qui formellement sont déjà musulmans. Il s'agit plutôt de les réislamiser que de gagner à l'islam de gens qui ne le sont pas, ce n'est pas la priorité du mouvement.
Bayram Balci - La priorité du mouvement n'est pas de convertir les chrétiens d'Asie centrale. La priorité est de réislamiser les habitants d'Asie centrale. Fethullah Gülen dit qu'historiquement, l'islam est arrivé d'Asie centrale. C'est ce qu'on appelle les alperen, c'est-à-dire des mystiques très cultivés et très savants qui avaient une passion pour la religion. L'exemple-type, ce sont les chefs de confrérie: par exemple Ahmet Yesevi, un grand mystique d'Asie centrale. Lui et les siens sont partis d'Asie centrale pour rapporter l'islam en Anatolie.
Fethullah Gülen estime que l'islam a été rapporté par ces ancêtres d'Asie centrale en Turquie, et que de nos jours, les sociétés d'Asie centrale sont en crise, qu'elles ont besoin d'une foi et de l'islam. Selon Fethullah Gülen, c'est au tour des Anatoliens, aux Turcs, de rendre cette dette morale envers ces gens-là en leur apportant la foi et l'islam.
Religioscope - Evidemment, cette action entraîne des conséquences. Vous parlez d'écoles où on enseigne l'anglais mais aussi le turc. Vous parlez d'écoles qui contribueront à créer des liens avec la Turquie. L'observateur extérieur serait tenté de voir là un projet d'influence politique, d'influence culturelle turque. D'ailleurs, il semblerait que la diplomatie turque dans la région semble plutôt apprécier le rôle de Fethullah Gülen, même si les relations entre Fethullah Gülen et le pouvoir n'ont pas toujours été au beau fixe en Turquie. Est-ce qu'on peut dire que ces écoles jouent peut-être dans le très long terme un rôle autre, peut-être l'extension d'une sphère d'influence?
Bayram Balci - Certainement. Je crois qu'à ce niveau-là, on peut faire deux remarques. La première est que, dans l'esprit même de Fethullah Gülen, la turcité, la culture turque a une certaine place, une certaine importance dans sa pensée et son mouvement. Donc ce n'est pas un mouvement islamiste dans le sens où il mettrait la foi, l'islam au-dessus de tout. La turcité a une certaine importance pour le mouvement. Pour résumer, je dirais que ce mouvement est un mélange de turquisme et d'islamisme.
De ce fait, quand le mouvement arrive en Asie centrale, pour lui, s'il faut rendre service à la turcité et à la Turquie, cela ne rentre pas en contradiction avec leur identité et leur opinion. La Turquie et ses ambassadeurs étaient un peu hésitants par rapport à ce mouvement. Finalement, ce qui s'est produit est finalement assez courant: il y a un phénomène de récupération par la diplomatie d'un Etat quand un acteur non étatique peut avoir une certaine utilité pour la politique de cet Etat.
En Turquie, les relations entre le mouvement et l'Etat sont complexes; à l'étranger, parce que les activités de ce mouvement vont dans le sens des intérêts de la Turquie, parce que ces activités ne s'opposent pas aux intérêts turcs ou à la diplomatie turque, il existe un minimum de coopération entre la Turquie et ce mouvement.
Souvent, dans ces jeunes Etats qui n'ont pas l'habitude de coopérer avec des organismes privés, il faut à ces mouvements privés des garanties étatiques pour travailler dans le pays d'accueil. Quand des organismes privés se présentent, ces Etats leur demandent d'où ils viennent. Ils s'adressent ensuite directement au pays d'origine du mouvement pour en savoir plus sur leurs activités. Souvent, et c'était le cas au début du mouvement, l'E(?)tat turc donne une certaine caution, une certaine garantie à ces états-là pour que le mouvement de Fethullah Gülen puisse s'implanter en Asie centrale. En tout cas, ça a été très flagrant pendant les premières années d'indépendance:Turgut Özal recommandait à ses collègues et confrères d'Asie centrale de faciliter la tâche aux écoles de Fethullah Gülen pour que le mouvement puisse s'implanter et aider les pays à moderniser leur système éducatif.
Religioscope - Oui, mais cette caution n'a, en même temps, pas empêché le mouvement de rencontrer certaines difficultés. Ses écoles ont, par exemple, été fermées en Ouzbékistan, un pays qui a, par ailleurs, d'assez bonnes relations avec la Turquie. Comment expliquer des développements comme la fermeture des écoles en Ouzbékistan?
Bayram Balci - Je dirais que les relations entre l'Ouzbékistan et la Turquie même si elles sont bonnes, ne l'ont pas toujours été. C'est important de l'observer. En fait, en Ouzbékistan, les écoles ont été fermées à plusieurs reprises, cela s'est passé progressivement. Chaque fois qu'il y a eu une fermeture, qu'il y a eu une crise entre les écoles de Fethullah Gülen et l'état ouzbek, à chaque fois ces crises étaient liées à la détérioration des relations entre la Turquie et l'Ouzbékistan. Je dirai donc que le mouvement de Fethullah Gülen a subi le contrecoup de mauvaises relations entre l'Ouzbékistan et la Turquie. Par exemple, quand l'opposition ouzbèke a été chassée du pays, les deux dirigeants des partis Erk et Birlik sont allés s'installer en Turquie. C'est justement cela qui a détérioré les relations entre l'Ouzbékistan et la Turquie. Quand le gouvernement ouzbek a décidé de fermer toutes les écoles, pas seulement celles du mouvement, mais aussi les lycées de l'Etat turc, il a commencé par fermer les écoles de l'Etat turc et ensuite les écoles de Fethullah Gülen.
Religioscope - Dans le reste de l'Asie centrale, en revanche, ces écoles prospèrent. Il s'en ouvre même de nouvelles. Peut-on donner quelques chiffres pour avoir un ordre de grandeur?
Bayram Balci - Dans les autres républiques d'Asie centrale, le mouvement continue en effet à bien fonctionner. Il est bien implanté. En fait, la tendance n'est pas à la création de nouvelles écoles car cela devient lourd à gérer. L'approche consiste plutôt à renforcer les écoles existantes et leur fonctionnement. Un exception cependant, un nouvelle école a été ouverte au Kirghizstan il y a deux ans.
Pour donner quelques chiffres, au Kazakhstan, il y a trente et un lycées et une université. Au Kirghizistan, il y a une quinzaine de lycées et une université. Au Turkménistan, il y a une douzaine de lycées et une université. Il y en a tout autant en Azerbaïdjan. Au Tadjikistan qui, lui, n'est pourtant pas un pays turcophone, il y a même quatre ou cinq lycées. Il y a en aussi dans d'autres pays. Cela fonctionne donc assez bien.
Signalons aussi que le journal Zaman, qui est très proche du mouvement, est publié à Bichkek, à Almaty, à Ashkabad dans la fédération de Russie, et évidemment à Baku.
Religioscope - En ce qui concerne cette présence du mouvement en Asie centrale, il semble y avoir un certain appui, une certaine bienveillance de la part des gouvernements. Ils ne le ressentent donc pas comme une menace d'un point de vue islamique?
Bayram Balci - Même si, au début, les régimes d'Asie centrale ne savaient pas trop ce qu'était ce mouvement, maintenant, ils le savent. Il y a quand même beaucoup d'étudiants qui vont en Turquie. Les relations entre la Turquie et ces Etats se sont développées. Aujourd'hui, ils connaissent la société turque. En revanche, à l'origine, ils ne connaissaient pas bien la Turquie.
Maintenant, ils savent donc que le mouvement de Fethullah Gülen est un mouvement à coloration religieuse même si cette caractéristique religieuse n'est pas la principale du mouvement. Ils savent que ce mouvement n'est pas islamiste, mais islamique. Je pense que ce sont des Etats qui savent maintenant évaluer leurs intérêts, calculer ce qui est bien ou pas bien pour eux. Je pense que, s'ils tolèrent ce réseau d'écoles, c'est qu'ils y trouvent des intérêts: ce sont de bonnes écoles, modernes, qui permettent aux jeunes générations d'avoir une formation de qualité, qui permettent l'enseignement de l'anglais dans des villes de province où cet enseignement ne va pas de soi. Enseigner l'anglais à Narine au Kirghizistan à la frontière chinoise, ne va pas de soi!
Ce sont des écoles où on trouve un enseignement d'anglais, de bonnes photocopieuses, un système informatique, etc. Je me rappelle, en 1997, et je fais souvent référence à cette anecdote, à l'époque où l'internet n'était pas bien diffusé en Asie centrale, avoir eu la possibilité d'envoyer un e-mail à un ami en France à partir de la ville de Narine. C'est quand même quelque chose!
Donc je pense que les autorités sont conscientes de ce que ça leur rapporte. De ce fait, les Etats acceptent l'existence de ce mouvement en Asie centrale d'autant plus qu'ils savent que ce n'est pas un islam radical qui est promulgué comme par exemple le Hizb-ut-Tahrir, le wahhabisme ou d'autres tendances islamistes qui peuvent être dangereuses pour le pays. C'est pour cela que le mouvement Fethullah Gülen est toléré.
Religioscope - Au fil des années, les écoles continuent-elles à dépendre largement du financement par des hommes d'affaire turcs d'une ville de Turquie qui patronnent une école ici et là par ces systèmes de jumelage que vous avez décrits? Ou les écoles deviennent-elles petit à petit autonomes, autosuffisantes grâce aux droits d'inscription?
Bayram Balci - Effectivement, quand les écoles sont implantées en Asie centrale, pendant les premières années, tout leur vient des entreprises turques de Turquie: l'argent, la rémunération des professeurs, les tables, les équipements, les ordinateurs, etc. Au début, la scolarité était gratuite, mais le mouvement, c'est-à-dire plutôt les entreprises éducatives qui gèrent ces écoles dans chaque région, a tout de suite annoncé qu'on allait passer à un système avec des frais d'inscription. Maintenant, de plus en plus, les étudiants paient.
La volonté, l'objectif est de permettre l'autonomisation de ces écoles par rapport au pays d'origine, la Turquie. Cette autonomisation se fait de deux manières: deux phénomènes convergents doivent permettre à ces écoles de devenir indépendantes. Le premier, comme je viens de le dire, c'est que les étudiants ou leurs parents paient leurs frais d'inscription. Ensuite, de plus en plus, on essaie de créer ou de trouver en Asie centrale des entreprises et turques et locales qui acceptent de participer au financement de ces écoles. Grâce à ces deux rentrées d'argent, petit à petit, les écoles s'autonomisent et coupent les ponts avec la Turquie.
Religioscope - Souvent, aujourd'hui, dans les pays occidentaux, on s'inquiète des questions comme le prosélytisme dans le cadre scolaire. Qu'arrive-t-il à ces étudiants qui sortent de ces écoles? Sait-on dans quelle mesure ces étudi
ants s'engagent dans le mouvement ou la mouvance autour de Fethullah Gülen?
Bayram Balci - J'ai tendance à comparer ce phénomène avec celui des jésuites en Europe. J'ai des amis français qui sont passés par des écoles jésuites. Certains ont été fortement imprégnés par les idées jésuites, d'autres, au contraire, s'en sont beaucoup éloignés. On retrouve à peu près ce même phénomène dans le cas des écoles de Fethullah Gülen. Certains, en sortant de l'école, sont très marqués par les idées du mouvement mais d'autres, même s'ils ne sont pas une majorité, ils sortent comme s'ils n'avaient pas été affectés par l'enseignement, l'idéologie du mouvement.
Je remarque lors de mes voyages en Asie centrale que l'on arrive à distinguer des autres les élèves sortis de ces écoles. Cela se voit à leur attitude, à la façon de se comporter, à leur manière de discuter, de parler, à leur façon de réfléchir, etc. Cela montre qu'ils sont passés par une sorte de moule de ces écoles-là. Cela ne veut pas dire qu'ils deviennent des personnalités religieuses, mais en tout cas, ils sont plutôt conservateurs, ils ont un sens de l'importance de la tradition, de la culture nationale, de la religion, de l'identité nationale. Cela ne veut pas dire qu'ils deviennent fondamentalistes, pas du tout! Mais on parvient à les repérer par des traits particuliers.
Religioscope - Vous n'hésiteriez pas à dire qu'au même titre que les tentatives plus ou moins réussies d'autres groupes dans d'autres contextes religieux, le mouvement de Fethullah Gülen parvient à influencer dans une certaine mesure la transformation d'une partie des futures élites de l'Asie centrale?
Bayram Balci - Je pense que ce phénomène a une conséquence certaine sur les élites et leur renouvellement. Mais je ne sais pas s'il faudrait plutôt dire renouvellement des élites ou contre-élite. En tout cas, dans le phénomène de formation des nouvelles élites, les écoles de Fethullah Gülen ont une part importante. Il est cependant difficile de savoir si les écoles de Fethullah Gülen forment suffisamment de personnes pour transformer la société. Finalement, ce sont des écoles assez élitistes et, qui dit élitiste dit faible quantité d'élèves et d'écoles. C'est difficile d'établir un pourcentage exact, mais si on prend une catégorie d'une génération donnée de jeunes d'un pays que ce soit le Kirghizistan ou le Kazakhstan, je crois qu'à peine 5% d'une tranche d'âge passe par ces écoles ou est touché par le phénomène. C'est à la fois beaucoup et peu.
En outre, étant donné qu'on se trouve dans le domaine éducatif, cela veut dire qu'on passe des années au lycée, puis à l'université: pour observer les retombées, il faut attendre un certain temps. Nous le verrons dans les années à venir. J'ai déjà commencé un peu à travailler sur ce sujet, à suivre les itinéraires des étudiants sortants de ces écoles. En fait, en général, dans chaque pays et entreprise éducative, il y a un ou deux responsables qui s'occupent du suivi des élèves. Vous savez, en France, il y a le même système d'amicale de Science-Po ou autre. En Turquie, cela se faisait autrefois dans les lycées prestigieux. Bref, il y a le même phénomène de création d'associations pour que les gens continuent à fréquenter le mouvement et qu'ils ne deviennent pas des brebis un peu trop égarées. Le terme est peut-être un peu fort, mais pour qu'ils ne s'éloignent pas trop du mouvement, il y a bel et bien des gens pour s'occuper du suivi et du contactavec ces anciens élèves.
Religioscope - Si nous pouvons, pour terminer, dépasser un peu les frontières d'Asie centrale, on comprend la présence du mouvement en Asie centrale, dans les Balkans, dans tout ce qui relève de la sphère culturelle turque au sens très large ou de l'ancien empire ottoman. Mais aujourd'hui, la surprise est de voir le mouvement de Fethullah Gülen présent même dans des endroits où cette présence ne semble pas toujours lié à la diaspora turque. Il est présent au Bangladesh, en Mongolie, dans des pays aussi inattendus comme le Japon - mais apparemment pas du tout dans le monde arabe. Que signifient ces avancées en-dehors des sphères qui ont eu historiquement un lien avec la Turquie, par rapport à la description des motivations que vous nous faites des approches du mouvement?
Bayram Balci - Quand j'ai commencé à travailler sur le mouvement, j'ai établi, en peu de temps, une grille de lecture ou plutôt un schéma explicatif du phénomène d'implantation du mouvement. Assez rapidement, cette catégorie s'est avérée caduque, désuète. Je me disais que le mouvement s'implantait dans tout ce qui était anciennes sphères, socialistes ou ottomanes. Mais je me suis vite rendu compte que cette hypothèse ne tenait pas debout: parce que, par exemple, dans les anciennes provinces arabes de l'empire ottoman ou en Iran, le mouvement ne s'est pas implanté.
Je pense que cela est dû à plusieurs raisons. Au départ, le mouvement, quand il se structure, est «allergique» à quelques éléments: le communisme, le chiisme ou l'idéologie qui existe en Iran. Même si cette «allergie» ne se retrouve pas maintenant dans le mouvement, il faut le souligner, au départ, Fethullah Gülen expliquait son antipathie pour le chiisme par le régime qui régnait et qui règne toujours en Iran. Il y a aussi un complexe de supériorité par rapport aux Arabes. Cet élément demeure et c'est pour ça qu'aujourd'hui, il n'y a pas de création d'écoles dans le monde arabe.
Le mépris du communisme a fait que le mouvement s'est implanté dans les anciens bastions du communisme. Mais maintenant, le phénomène a eu tellement de succès qu' il n'y a plus de règle particulière pour expliquer son implantation. Comme vous l'avez dit, on retrouve les disciples de Fethullah Gülen en Europe, en Asie et même en Afrique - alors que je ne vois pas ce que le mouvement peut faire en Afrique. Il n'a pas de lien avec ce continent. Je pense que ce phénomène est aussi un peu lié à la mondialisation. En Turquie, il y a un tel développement économique que des entreprises turques arrivent à s'implanter un peu partout dans le monde. C'est important, car le mouvement Fethullah Gülen est fortement relié à l'esprit d'entreprise. Là où des entreprises turques s'implantent, le mouvement envoie des missionnaires pour créer une entreprise éducative et mettre sur pied une école.
Dans le cas du Japon, j'ai découvert qu'il y a non seulement des associations éducatives, mais aussi des entreprises turques implantées à Tokyo. Par exemple, j'ai rencontré un jeune homme qui me racontait qu'il était venu au Japon pour apprendre le japonais parce que son père y travaille. En fait, son père est très proche du milieu de Fethullah Gülen, il exporte des huiles végétales de Turquie et d'autres produits alimentaires d'Asie centrale (grâce à la présence massive de certaines entreprises turques proches du mouvement, bien implantées dans ces pays) vers le Japon et maintenant est venu y vivre. Pour résumer, il y a des entreprises qui sont proches du mouvement, une fois que les entrepreneurs arrivent dans un pays, ils créent des associations éducatives, des écoles si possible. S'il n'est pas possible de créer des écoles, on crée des fondations ou des associations. C'est comme cela que tout fonctionne, il n'y a pas de règle pour expliquer cette implantation: le mouvement se développe un peu dans toutes les directions.
Bayram Balci, Missionnaires de l'Islam en Asie centrale: les écoles turques de Fethullah Gülen , Paris, Maisonneuve & Larose, 2003, 302 p.
L’entretien de Religioscope avec Bayram Balci a été mené par Jean-Francois Mayer à Tokyo à la fin du mois de mars 2005. La transcription a été assurée par Gladys Taglang. Le texte de l’entretien a été revu par Bayram Balci.