Damas, juin 2007 -- Né en 1981, dans une localité du nord de la Syrie nichée entre Hama et Alep, "Abu Tayeb" (pseudonyme choisi par notre interlocuteur en hommage à un shaykh de l'époque médiévale), est issu d'une famille sunnite conservatrice de la petite bourgeoisie. Si un certain nombre de ses parents, membres de la branche syrienne des Frères Musulmans, furent victimes de la sévère répression menée par Hafez el-Assad (1928-2000) dans les années quatre-vingts, sa proche parenté ne s'est jamais illustrée dans l'activisme religieux. Fine moustache et cheveux courts, le visage un peu rond et souriant, Abu Tayeb n'a ni l'apparence farouche et barbue, ni la morgue que nous pourrions attendre d'un (ex-)moujahid.
Arrivé à Damas à l'âge de seize ans, il décide, sans l'approbation de son père, d'entamer des études au collège de la Shari'a, excroissance renommée de l'institut Abu Nur, sous le patronage du Grand Mufti de Syrie, Sheikh Ahmed Mohammad Amin Kuftaro (1915-2004). Abu Nur est également le nom d'un quartier de Damas, ainsi nommé en l'honneur d'un officier du célèbre Salâh ad-Dîn (m. 1193), figure qui jouira, nous le verrons, d'une place privilégiée dans le processus de radicalisation d'Abu Tayeb. Ce dernier y fit ses gammes théologiques durant quatre années et en sortit relativement déçu. L'enseignement y brillait, explique-t-il, par son absence de débats critiques, un exercice de mémorisation de la Tradition où "la question 'pourquoi' demeurait interdite". Inscrit également au collège al-Dawa, il n'y restera pas longtemps, rongé par l'ennui. Abu Tayeb aspirait à des atmosphères plus raréfiées; l'invasion de l'Irak allait lui offrir l'occasion d'étancher cette soif.
"Il existe trois classes de musulmans en Syrie, commence doctement Abu Tayeb. Quatre-vingt pourcents de conservateurs, dix-huit pourcents de réformistes et un modeste deux pourcents de radicaux. Je faisais partie de cette dernière catégorie", ajoute-t-il avec une note de fierté, caressant l'idée qu'il y a toujours quelque légitime orgueil à faire partie d'une minorité. Notre interlocuteur parle de cette proche période au passé, s'efforçant à plusieurs reprises de souligner que sa réflexion a depuis évolué, d'appuyer le caractère romantique plus que religieux de son aventure mésopotamienne.
Lorsque nous évoquons les motivations à l'origine de sa décision de partir combattre, Abu Tayeb met en évidence deux aspects clefs de son parcours. Le premier plonge ses racines dans son admiration pour le personnage médiéval de Saladin, dont le tombeau se trouve à Damas, dans le petit jardin jouxtant la Mosquée des Omeyyades. "Je m'y rends pour prier et m'y recueillir chaque jeudi, depuis sept ans. C'est une source d'inspiration très importante dans ma vie".
La sanction légale du jihad en Irak par un certain nombre de personnalités religieuses syriennes incarna la seconde impulsion. Parmi ces dernières, feu Sheikh Ahmed Kuftaro émit une fatwa proclamant l'obligation de la lutte qui eut une influence majeure sur Abu Tayeb. "La lutte en Afghanistan, par exemple, peut être qualifiée d'obligation, ce que nous nommons 'wajeb'. On peut y renoncer sans encourir de condamnation morale. En Irak, il s'agissait d'un devoir, 'fard ayn', et certains de nos professeurs le formulaient explicitement. Ce terme a une valeur fortement contraignante." Suffisamment, selon son témoignage, pour avoir gommé les dernières hésitations au départ de nombreux camarades d'étude.
Il est remarquable que la première inspiration évoquée soit le romantisme guerrier associé à la figure de Saladin. Kurde de Tikrit dont le nom signifie droiture de la foi, Salâh ad-Dîn occupe en effet une place singulière et privilégiée dans les imaginaires politiques au Moyen Orient. Récupéré par la révolution nassérienne, convoqué par Saddam Hussein al-Tikriti, invoqué par les cercles jihadistes en lutte contre les "nouveaux Croisés", recyclé par les nationalistes turcs, ce caractère plastique peut épouser tous les creusets idéologiques. Il est probable que la geste de Salâh ad-Dîn fait rêver les jeunes Syriens épris de justice et de revanche, de la même manière que la figure mythifiée du Che incarna le modèle du lyrisme révolutionnaire dans les rangs des gauches européennes.
Nous sommes le 23 mars 2003. Décidé à suivre l'exemple de ses illustres prédécesseurs afghans, Abu Tayeb embarque dans un des convois de bus organisés par l'ambassade irakienne à Damas, "en coordination avec la Syrie". Il estime cette caravane jihadiste composée d'une dizaine de transports, soit possiblement cinq cents combattants. "Informaticiens, étudiants, universitaires et même quelques médecins. La moitié d'entre eux étaient très éduqués et jouissaient d'une bonne formation professionnelle. Il ne s'agissait pas, insiste-t-il, de désespérés, mais bien de gens poursuivant un idéal: la défense de la nation arabe. Nous ne nous sommes pas battus pour le régime de Saddam Hussein, mais pour la communauté des croyants."
Parvenus à la frontière, le convoi est arrêté par les douaniers syriens. C'est un moment où le récit d'Abu Tayeb s'accélère et s'embrouille, probablement à l'image des esprits de ses compagnons les moins enthousiastes. Il apparaît, en effet, qu'une fois le seuil du pays des deux fleuves atteint, la crainte eut raison de certaines velléités combattives. Abu Tayeb raconte que, malgré la supposée collaboration des autorités de son pays, les militaires syriens ne voulurent pas laisser passer ce convoi. Toutefois, "quelques véhicules, transportant du matériel médical et prétendant à une mission humanitaire parvinrent finalement à entrer en territoire irakien. Ceux d'entre nous qui ne purent se réclamer du corps médical se cachèrent dans le compartiment des bagages, avec la complicité d'un officier irakien. Après quelques complications et subterfuges, la plupart finirent par entrer dans le pays."
Abu Tayeb s'est montré plutôt élusif sur l'épisode frontalier de son périple, notamment sur le lieu de passage et la prise en charge locale des impétrants au jihad. Dans le contexte de 2003, il est raisonnable de supposer que notre interlocuteur transita par Abu Kamal, une cité baignée par l'Euphrate, à l'extrême Est de la Syrie, où à la fois le gouvernement et certains cercles religieux prodiguaient alors guidance et conseils aux jihadistes avant qu'ils ne franchissent la frontière. Les habitants de cette région artificiellement divisée par les accords Sykes-Picot (1916), sont depuis longtemps objets de la méfiance et de la surveillance de l'autorité damascène. Plus proche des irakiens que des syriens, situés dans des confins économiquement et socialement oubliés par Damas, ils conservent de très forts liens familiaux et tribaux avec leurs relatifs des deux côtés de la frontière. Saddam Hussein (1937-2006) lui-même jouissait de puissantes connections parmi les chefs claniques d'Abu Kamal et des territoires voisins. Si la situation s'est depuis normalisée sous l'efficace férule des mukhabarat syriens, la majorité des interlocuteurs que nous avons rencontrés estiment cependant que la main a été reprise par une nébuleuse de trafiquants et de passeurs, où figures tribales et officiers de renseignement tendent à se confondre dans l'exploitation d'une économie clandestine. C'est vraisemblablement un des chemins qu'empruntent à présent les jihadistes entrant en Irak.
Emmené à Bagdad, Abu Tayeb et ses camarades seront logés la première nuit "dans l'hôtel al-Sudder, l'actuel quartier général de la CIA", ironise-t-il. Le lendemain, la troupe est transférée dans les bâtiments du troisième collège des armées, pour un entraînement au maniement des armes. "C'était surtout symbolique; quelques exercices de tirs et l'uniforme noir des 'fedayin Saddam'. Nous n'avions aucune expérience militaire. Réalisant que nous allions être très bientôt envoyés au front, certains prirent peur et décidèrent de rentrer en Syrie."
Cette seconde hémorragie de volontaires suggère la variété des mobiles et des déterminations. Abu Tayeb revient plus d'une fois sur le fait que tous ne partageaient pas une conception religieuse du combat. Si l'impératif du jihad s'imposait à certains, si la dynamique de groupe, la prégnance de l'antiaméricanisme ou encore la rhétorique panarabe purent sans doute encourager les hésitants, le récit d'Abu Tayeb montre bien que ce panachage de motivations s'effrita au fur et à mesure que la perspective de la guerre prenait corps. Tous n'étaient pas prêts à sacrifier leur vie pour l'arabité ou la défense du dar al-islam.
Lovée dans un coude du Tigre, à 160 kilomètres au sud est de Bagdad, al-Kût est la capitale de la province de Wasît. Rattachés à un corps franc d'environs trois cents combattants irréguliers et stationnés dans une école, c'est de cette ville "anti-Saddam et à majorité chiite" qu'Abu Tayeb et ses camarades se virent confier la défense. "Des Saoudiens, des Jordaniens, des Egyptiens ou encore des Libyens étaient également avec nous. Quelques cadres baathistes et seulement trois officiers irakiens."
Toutefois, le jihad en Irak n'a pas la limpide clarté des principes, ni la beauté épique de la bataille de Hattin. Si notre conversation fut ponctuée d'anecdotes sur les combats, la veulerie des soldats américains et, bien sûr, le courage homérique des moujahidines, Abu Tayeb s'est éacute;galement attardé sur un aspect plus intéressant de son parcours: l'abîme qui séparait l'idéalisme des jeunes jihadistes et le cynisme des militaires, conjugué à la complexité du terrain irakien. Son récit oscille constamment entre ces deux réalités. D'un côté, l'admiration que lui inspire le Libyen Abu Salam s'enduisant joyeusement de parfum en préparation de son proche martyr, ou ce frère d'arme, chrétien de Tartous qui s'était converti en Irak; de l'autre, les "agents et snipers iraniens" ciblant les fedayin Saddam, le mépris de l'armée régulière, l'hostilité des chiites d'al-Kût. "Nous manquions d'armes, les grenades propulsées faisaient défaut et les irakiens refusaient de nous fournir des armes lourdes. Nous découvrîmes un jour une cache d'armes dans les fondations d'une école, alors que toutes nos demandes de réapprovisionnement s'étaient heurtées à des refus. Beaucoup d'entre nous réalisèrent que nos hôtes nous manipulaient et des rumeurs de conspiration parcouraient nos rangs. Nous ôtâmes nos uniformes car nous ne voulions pas que la population nous considère comme des partisans de Saddam Hussein."
Ces intrigues, la violence des combats et, de toute évidence, une réticence à embrasser la gloire du shahid, convainquirent à son tour Abu Tayeb qu'il était temps de rentrer à Damas. Accompagné d'un ami syrien, ils s'enfuirent à Bagdad, où un officier irakien leur apprit la prise d'al-Kût par les troupes américaines. De la capitale, ils prirent un bus jusqu'à la frontière, à un point de passage situé à la croisée entre l'Irak, la Jordanie et la Syrie. Arrêtés et retenus captifs pendant deux jours par les services de sécurité syriens, Abu Tayeb et son compagnon seront ensuite relâchés. "Le régime et les juges militaires, précise-t-il, ne pouvaient que ressentir de la sympathie pour notre combat. D'ailleurs, les peines encourues par les combattants qui revenaient au pays dépassaient rarement quelques mois."
Lorsqu'il est interrogé sur le regard qu'il porte rétrospectivement sur les éléments qui encouragèrent sa radicalisation et sur la légitimité du jihad, Abu Tayeb esquisse un sourire. "Je ne suis plus un radical, confie-t-il, et le jihad n'est plus nécessaire en Irak. Non seulement ont-ils suffisamment de combattants, mais il devient aussi très difficile de distinguer banditisme et résistance. Je crois aussi que les attentats-suicides sont contre-productifs, en Irak tout comme en Palestine occupée. Ils présentent plus de désavantages que d'avantages. A présent, j'aspire à une vie normale. Je travaille pour une chaîne de télévision locale et vous savez ce que l'on dit des gens de ce milieu: c'est bien l'argent, la célébrité et la reconnaissance qui les motivent..."
© 2007 Olivier Moos pour l’article et la photographie.