Le jeûne du mois de Ramadan (siyam) est l'une des obligations rituelles religieuses de l'islam, obligations que l'on désigne communément par l'expression cinq piliers de l'islam. En Occident, on se méprend souvent sur la teneur et la portée du Ramadan. Le siyam est souvent réduit à sa dimension d'abstinence et de volonté individuelle, à une pratique qui interdit au musulman de manger, boire, fumer et avoir des relations sexuelles du lever au coucher du soleil, alors que le Ramadan est un phénomène considérablement plus complexe. En effet, davantage qu'un acte de volonté personnelle, le Ramadan est un phénomène éminemment social et collectif. Il regroupe à la fois les dimensions de commémoration, de religion, de solidarité, d’économie, de morphologie sociale et finalement d’esthétique.
Tout d'abord, le mois de Ramadan est un mois de commémoration. Neuvième mois lunaire du calendrier hégirien, le Ramadan est le mois pendant lequel le Coran est descendu sur terre, révélé au Prophète Mohammed par le biais de l'archange Gabriel. Il est également le mois qui a vu la nouvelle communauté religieuse fêter les victoires de Badr et de Karbala.
Le siyam est évidemment un phénomène religieux. Plus que religieux (qui renvoie à l'institutionnalisation et l'objectivation), le Ramadan est un fait spirituel (qui renvoie davantage à l’individuation et la subjectivation). Il donne lieu à des prières surérogatoires (taraouih) et des retraites en mosquées (itikâf), à la ‘Nuit de tous les pouvoirs’ (Laylat el-qadr, également traduite par ‘Nuit Bénie’ ou ‘Nuit du Destin’) qui a lieu la nuit du 26 au 27 Ramadan. La tradition dit que pendant cette nuit, Allah envoie ses messagers écouter les prières des croyants. La coutume précise que prier la nuit du 26 au 27 Ramadan équivaut à mille mois de prière. Mois de prière, le Ramadan est aussi l'occasion de réciter l'entier du Coran, soit à la hauteur d'un trentième par jour.
Le Ramadan est un mois de solidarité qui valorise une éthique de la responsabilité. Le partage et l'accueil sont au centre de cette éthique. L'ascèse alimentaire rapproche les membres de la umma (communauté des croyants) entre eux: en jeûnant, les riches comprennent ce que les plus démunis vivent au quotidien, et ces derniers profitent de la générosité ambiante pour manger convenablement pendant le mois saint. Dans beaucoup de pays musulmans des ‘tables de charité’ (maidat al-rahman) sont organisées à l’intention des plus démunis par les privilégiés, les associations, les célébrités et le gouvernement. En Egypte, au début des années 80, le phénomène a été marginalisé par le gouvernement avant de devenir le passage obligé pour tout détenteur de quelque richesse soucieux de respectabilité. Popularisées par les islamistes dans les années 70, les ‘tables de charité’ se sont déliées de leur étreinte, puis graduellement de l'emprise des institutions religieuses, pour peu à peu glisser dans les bourses des nouveaux notables égyptiens, comme l'a montré Patrick Haenni dans son article "Charité de ramadan: les dessous de la table" (Al-ahrâm Hebdo, février 1999).
Le Ramadan est également un fait économique: un jeûne d'un mois a des répercussions sur l'économie globale, notamment sur la consommation et la productivité diurne. Par contre, les nuits pouvant être l'occasion de réjouissances, le siyam implique une consommation nocturne. Les festivités quotidiennes (iftâr/souhour) et l'Aïd el-Fitr (fête de la rupture du jeûne) donnent lieu à une production et une distribution de denrées extraordinaire. Le consommateur profane pourra observer dans les rayons des supermarchés une offre sensiblement plus étoffée de dattes (aliments avec lequel le jeûne est traditionnellement rompu) ou d'agneau.
En tant que fait de morphologie sociale, le siyam donne lieu au rassemblement des familles nucléaires d'une part, mais aussi des degrés plus éloignés. En Occident, il est fréquent d'inviter des parents restés dans les pays d'origine à passer une partie du mois dans leur foyer ou à l'inverse, de profiter du Ramadan pour visiter les familles restées à l'étranger.
Finalement, le Ramadan est également un phénomène esthétique. En Egypte, par exemple, les rues sont illuminées par des lampes du Ramadan aux multiples couleurs. En Occident, discrétion oblige, ce sont les intérieurs de leurs foyers que les musulmans décorent. Le Ramadan est aussi l'occasion d'une production artistique, et ce même en Occident: nombre d'associations islamiques organisent des pièces de théâtres ou de récitations de poèmes pour fêter le mois saint.
En conclusion, le mois du Ramadan est également un fait social à haute valeur intégrative. En effet, au-delà de ses dimensions commémorative, religieuse et spirituelle, économique, morphologique et esthétique, la pratique du jeûne du mois du Ramadan engendre le renforcement des liens communautaires. La pratique du jeûne participe à la construction du moi. Il est important ici de souligner que tous les musulmans d’Occident ne pratiquent pas un jeûne qui recouvre toutes les dimensions précédemment mentionnées. En effet, certains improvisent un jeûne qui leur paraît faisable au vue de leur condition physique et psychique du moment. Lors d'une enquête de terrain en Suisse, nous avons rencontré des musulmans qui, par exemple, arrêtaient totalement de fumer pendant le mois de Ramadan (et juste pour le mois de Ramadan), sans pour autant suivre les autres règles d'abstinence. Considérant qu'ils n'avaient pas la force psychique pour accomplir le jeûne dans les règles, mais ayant néanmoins le désir de participer d'une certaine façon au Ramadan, ils 'bricolent' une pratique qui leur permet néanmoins de se considérer comme membre de la communauté universelle des croyants.
Par l'instauration de règles et d'une certaine discipline, le jeûne de Ramadan permet au sujet de se positionner dans une société en crise où les repères constructeurs manquent. La définition de cette altérité définie grâce à l'islam est positivement vécue.
Phénomène social, complexe et total, le jeûne est ainsi également et surtout producteur de société en général et de lien social en particulier. Cette dernière remarque est d'autant plus significative en Occident, où la condition minoritaire est souvent synonyme de désintégration du tissu social et d'anomie.
Mallory Schneuwly Purdie
Mallory Schneuwly Purdie, doctorante et assistante diplômée en sociologie des religions à l’Université de Fribourg (Suisse), est également la secrétaire du Groupe de Recherche sur l’Islam en Suisse.