Religioscope - Quelle est la définition de l’évangélisme que l’on peut utiliser dans l’espace francophone? Notamment dans des régions catholiques, ce terme reste souvent flou. On parle d’Eglises évangéliques pour désigner des Eglises protestantes, mais il existe des Eglises évangéliques au sens plus particulier du terme – qu'est-ce qui relève donc de l’évangélisme?
Sébastien Fath - S’il faut donner une définition en une seule phrase, je dirais que l’évangélisme est un protestantisme de conversion. Si l’on veut développer, je citerais la définition de l’historien britannique David Bebbington qui dégage quatre critères:
1. La conversion, c’est-à-dire le changement radical de vie suite à l’expérience religieuse, en l’occurrence, la rencontre avec le Christ.
2. Le biblicisme, la centralité de la Bible comprise non seulement comme contenant la Parole de Dieu, mais comme étant aussi véritablement cette Parole, parfaitement normative dans tous les domaines de la vie.
3. Le militantisme, qui incite le chrétien converti à traduire son expérience par un engagement, un témoignage qui implique, à mon sens, assez nettement une «Eglise de professants», dans laquelle on entre suite à la profession personnelle de sa foi.
4. Le crucicentrisme, dont parle le théologien anglican évangélique John Stott. Cette centralité de la croix invite à lire l’événement de la croix comme le point crucial de l’histoire humaine, le salut ne passant que par la croix. C’est un thème en principe très rémanent dans les prédications évangéliques.
Religioscope - Puisqu'il existe des évangéliques au sein des Eglises protestantes établies, on peut dire que la relation entre évangélisme et protestantisme classique est plus complexe que l’on ne le soupçonnerait à première vue. Pourriez-vous préciser cette relation? Dans le cadre français, quelle est par exemple la place des courants évangéliques au sein de la Fédération protestante de France?
Sébastien Fath - La question de la présence ou non des évangéliques au sein des Eglises établies est une question ouverte, qui pose débat. On peut mettre en jeu deux définitions un peu différentes de l'évangélisme, qui sont toutes deux, selon moi, intéressantes et recevables à certains égards. La définition plus large met plutôt l’accent sur la théologie. A partir de ces critères, on peut considérer que, dans toutes les grandes Eglises établies et y compris à la limite au sein du catholicisme, on peut trouver des évangéliques au plein sens du terme. Cependant, je demeure un peu réservé par rapport à ce type de définition qui me semble être un peu fourre-tout. Le critère d’«Eglise de professants» permet plus nettement de cerner ce que l’on appelle stricto sensu des évangéliques, étant évidemment entendu que l’on peut parler, au-delà des cercles strictement évangéliques, d’une tendance évangélique. Cette distinction entre un noyau évangélique, séparé des Eglises établies, et une tendance évangélique me semble plus pertinente.
En ce qui concerne le cas français et la présence des évangéliques dans la Fédération protestante de France, on peut dire schématiquement que les évangéliques français représentent environ 350.000 personnes, un tiers des effectifs totaux du protestantisme. Dans la Fédération proprement dite, ils sont beaucoup moins nombreux pour l’instant. L’enjeu majeur pour l’avenir est la question de l’intégration ou non des Assemblée de Dieu, pentecôtistes, qui pèsent près de 100.000 personnes et sont influentes. Si ces Assemblées de Dieu étaient à terme intégrées dans la Fédération Protestante de France, il est évident que les équilibres généraux de cette structure protestante inter-confessionnelle s’en trouveraient fortement modifiés. Il existe actuellement un débat très vif au sein de la Fédération, mais particulièrement dans l’Eglise réformée de France pour savoir s’il faut ou non intégrer ces Assemblées de Dieu.
Religioscope - Peut-on dire aujourd’hui que le pentecôtisme constitue la principale ligne de faille parmi les différents courants évangéliques? Peut-on parmi, ces courants, distinguer d’une part des groupes qui refusent le pentecôtisme ou les tendances pentecôtisantes, et d’une autre les pentecôtistes? Le débat reste-t-il vif ou s’est-il calmé ces dernières années?
Sébastien Fath - Effectivement, la question du rôle du charisme, du Saint-Esprit, est une question très vive au sein des milieux évangéliques. On observe un clivage assez net entre d’un côté des églises plutôt piétistes avec diverses nuances, orientées vers «la sanctification», c’est-à-dire le perfectionnement chrétien, l’ascèse militante, mais avec certaines réserves concernant l’émotion incontrôlée et les phénomènes de transe. D’un autre côté la mouvance pentecôtiste charismatique qui met fortement l’accent sur la pneumatologie et les manifestations extraordinaires du Saint-Esprit, avec une certaine euphémisation des doctrines biblistes classiques chez les évangéliques, au profit d’un accent sur l’inspiration directe, voir éventuellement les révélations privées. Ce clivage reste donc assez vif. Néanmoins, il faudrait entrer dans les détails parce que d’une tendance pentecôtiste à l’autre, d’un groupe évangélique à l’autre et d’une Eglise à l’autre, on observe de très nombreuses nuances qui vont de l’hostilité frontale au pentecôtisme ou au piétisme, avec excommunications réciproques, jusqu’à des collaborations très étroites.
Religioscope - La progression des groupes évangéliques aujourd’hui en France s’observe-t-elle surtout du côté de groupes pentecôtisants, ou touche-t-elle d’une façon égale tous les courants de l’évangélisme?
Sébastien Fath - Ma réponse sera nuancée. Les principaux progrès en terme de surface sociale s’observent quand même au sein de la mouvance pentecôtiste charismatique. Cette information est documentée maintenant, on sait que la Mission évangélique tsigane et les Assemblées de Dieu pèsent à elles deux entre 150.000 et 200.000 personnes, alors qu’en 1945, ils n’étaient qu’à peine quelques milliers. Mais on observe aussi un progrès d’effectifs dans des courants non pentecôtistes et non charismatiques. Je pense en particulier aux Assemblées de Frères, qui sont presque toutes hostiles à la tendance pentecôtiste et qui ont connu un développement assez considérable depuis la Seconde Guerre mondiale.
Religioscope - Quand on mentionne l’importance de l’autorité de la Bible chez les évangéliques, très souvent celle-ci est associée à la notion de fondamentalisme. Peut-on dire que les évangéliques aujourd’hui dans l’Europe francophone sont largement des fondamentalistes, ou ceux que l’on pourrait appeler «fondamentalistes» ne représentent-ils qu’une tendance minoritaire au sein des Eglises évangéliques?
Sébastien Fath - Il est nécessaire de revenir sur le sens du terme. Dans l’idée générale, il renvoie à un radicalisme extrême. Au départ, dans une logique protestante, ce terme se comprend comme un retour à une autorité totalement normative des textes bibliques et le courant fondamentaliste protestant est né au début du 20ème siècle en réaction au libéralisme théologique qui marquait, à l’époque, le protestantisme européen et américain. Ce fondamentalisme originel n’affichait pas toutes les caractéristiques qu’on lui connaît aujourd’hui. Il existait par exemple une certaine marge quant à l’interprétation des récits de la Genèse. Peu à peu, dans les années 1920 et 1930, ce fondamentalisme s’est radicalisé sur deux points: le créationnisme, avec l’idée d’une création en six jours de vingt-quatre heures, et l’inerrance absolue de la Bible. C’est en réaction à cette tendance que s’est affirmée la ligne évangélique aux Etats-Unis, durant la Seconde Guerre mondiale. Cette ligne souhaitait développer une voie médiane entre un fondamentalisme jugé excessif et le libéralisme. Si on comprend le courant évangélique dans ce sens là, il est évident que l’on peut assez largement le distinguer du fondamentalisme tel qu’il s’est radicalisé. On peut néanmoins dire que le fondamentalisme constitue une des tendances du courant évangélique. Tous les fondamentalistes sont évangéliques, mais tous les évangéliques ne sont pas fondamentalistes.
Le fondamentalisme américain radical s’observe très peu en France, aujourd’hui. On le trouve dans certaines Eglises baptistes ou darbystes, voir certaines Eglises pentecôtistes de première génération, mais tout cela reste assez marginal. En revanche, l’idée de la normativité de la Bible est effectivement largement répandue.
L'entretien s'est déroulé à Lausanne en octobre 2001. Les questions de RELIGIOSCOPE ont été posées par Jean-François Mayer. La transcription de l'enregistrement a été effectuée par Olivier Moos.